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© DR - EVE de Joseph L Mankiewicz (1950) p11
16/01/2013 11:31
Analyse/Critique par Jack Sullivan
Une remise de prix se déroule sous nos yeux, que commente en voix off Addison DeWitt (George Sanders), un chroniqueur acerbe du monde du théâtre, probablement en train de préparer son article du lendemain.
Dans l’assistance, nous apercevons un petit groupe de personnes aux visages tendus et fermés, tandis qu’il nous annonce que tout nous sera révélé sur Eve (Anne Baxter), qui est récompensée ce soir.
Dans le groupe en question, Karen Richards (Celeste Holm) se souvient au même moment de la manière dont Eve, la modeste admiratrice de la grande comédienne Margo Channing (Bette Davis) est entrée dans leurs vies...
La voix qui nous fait pénétrer dans ce film, la voix de celui qui incarne la duplicité dans ce qu’elle a de plus fielleux (Addison), est aussi celle d’un personnage qui se proclame grand connaisseur et observateur du monde du théâtre décrit ici : « (…) As you know I have lived in the theater as a trappist monk lives in his faith. » (« Comme vous le savez, j’ai vécu au sein du théâtre comme un moine trappiste vit dans sa foi. »)
Quelle mascarade sachant que Mankiewicz, qui a projeté un peu de lui dans le personnage de DeWitt, ignorait tout de cet univers, quoi qu’il rêvât d’en faire partie ! C’est sans doute aussi que la transposition est faite pour être transparente au spectateur : en réalité, Mankiewicz nous parle du monde du cinéma, de ses coulisses meurtrières et de ses luttes d’influence pour un coin sous les spotlights.
Il est amusant de penser que l’on assistait soudainement à une floraison simultanée de films traitant des coulisses du monde du spectacle : tandis qu’Eve était tourné à la Fox, Billy Wilder réalisait Boulevard du crépuscule chez Paramount, Nicholas Ray dirigeait Le Violent pour Columbia, et enfin le projet de tourner Chantons sous la pluie était en négociation chez MGM.Mais revenons en arrière dans l’histoire, nous aussi (ce n’est pas Mankiewicz qui nous reprocherait ce procédé).
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© DR - EVE de Joseph L Mankiewicz (1950) p12
16/01/2013 12:10
Analyse/Critique par Jack Sullivan(suite)
L’Eve des origines, l’origine d’Eve
Au commencement était une nouvelle parue dans Cosmopolitan en 1946, dont le titre est The Wisdom of Eve (La Sagesse d’Eve). Son auteur, Mary Orr, est une jeune comédienne dont le mari, Paul Czinner, est à cette époque le metteur en scène d’une pièce intitulée The Two Mrs. Carrolls.
Au cours d’un week-end à la campagne que le couple passe chez Elisabeth Bergner, l’orageuse star de la pièce (surnommée « la Garbo de la scène »), Mary apprend les mésaventures survenues à cause de la doublure de Bergner, qui aurait tenté de prendre non seulement son rôle, mais son mari ! Mary Orr, sans trop y croire cependant, couche l’histoire sur le papier en quatre jours, mais trois ans se passeront sans que cette histoire éveille le moindre intérêt de la part des studios de cinéma. En 1949,une mauvaise passe financière la pousse à écrire une dramatisation de The Wisdom of Eve pour la radio, et c’est probablement cette diffusion qui finira par accrocher l’oreille d’un responsable de la Fox...
Joseph L. Mankiewicz, aussitôt la nouvelle en main, commence à la réécrire, sous le titre de travail de Best performance (Meilleure performance). Ses apports nombreux, tant au niveau des personnages que de la dramaturgie et, plus que tout, des dialogues (sa spécialité reconnue), ne peuvent rien au fait que l’intrigue conserve largement la trame de celle de Mary Orr, qui ne sera pourtant jamais créditée (si ce n’est lors de la publication du scénario, « d’après une histoire de.. »).
Le choix des interprètes est également mené tambour battant, et Claudette Colbert, âgée alors de 47 ans et star « maison », est choisie pour le rôle de Margo Channing. La rupture d’un disque vertébral, au cours du tournage de Three Came Home de Jean Negulesco l’empêchera de tenir le rôle, qui est proposé à Bette Davis.
Même longtemps après que les larmes amères de Colbert ait séché, Mankiewicz exprimera des regrets de n’avoir pu travailler avec elle, pensant qu’elle aurait pu apporter davantage d’authenticité au rôle : selon lui, Davis n’avait tout simplement jamais paru jeune (ce qui n’est pas tout à fait faux).
Ce changement, en tout cas, donne une toute autre crédibilité au personnage de star capricieuse et flamboyante de Margo, et est à l’origine de la renaissance de la carrière de Bette Davis, qui depuis deux ans était entrée dans le purgatoire des acteurs qui cessent d’être rentables (« Je pensais être finie à 41 ans. Puis vint Margo Channing. »)
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© DR - EVE de Joseph L Mankiewicz (1950) p13
16/01/2013 12:59
Analyse/Critique par Jack Sullivan(suite)2
Le tournage débute sous les meilleurs auspices : quelques semaines auparavant, Mankiewicz a remporté les Oscars du Meilleur Réalisateur et du Meilleur Scénario pour Chaînes conjugales (A Letter to Three Wives)*, et Darryl F. Zanuck, s’asseyant pour une fois sur son orgueil, a mis un terme à sa querelle de neuf ans avec Bette Davis pour la convaincre de participer au film.
Le caractère de la star est tellement souple et conciliant que tout le monde sur le plateau s’étonne : où est le dragon craint partout ailleurs ? Bette Davis n’a en effet trouvé sur Eve que des sources de satisfaction : le scénario est, de l’avis de tous, fabuleux (de toute sa collection de scripts, c’est celui qui porte le moins d’annotations de la main de Davis),
Mankiewicz, en réalisateur très attentif au bien-être de ses acteurs (et surtout de ses actrices), est respecté de tous, … et pour ne rien gâter, Davis et Gary Merrill (qui joue Bill Sampson, le compagnon de Margo), bien que tous deux mariés ailleurs, s’éprennent immédiatement l’un de l’autre.
Ce sera pour tous, de leur propre aveu, une expérience épanouissante et sereine, malgré les tentatives de la presse de faire mousser la publicité autour d’une hypothétique rivalité entre Bette Davis et Anne Baxter. En fait, les deux femmes devinrent très proches, alors que Davis ne supportait absolument pas Celeste Holm, censée jouer la meilleure amie de Margo.(ha ha moi non plus je ne supporte pas ce genre de mémé!!)
Refermons cette parenthèse et revenons donc à la fiction, autrement plus tourmentée..
* A qui il l'a piqué cette fois ci ?
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© DR - EVE de Joseph L Mankiewicz (1950) p14
16/01/2013 13:23
Feu d’artifice(s) : mythification, mystification, le ver est dans la pomme
Margo Channing,lorsqu’elle apparaît pour la première fois dans les coulisses du théâtre,est présentée sous le jour peu flatteur d’une diva en peignoir, aux cheveux contenus par des bandeaux disgracieux et au visage luisant de la cold-cream utilisée pour se démaquiller après sa performance.
Elle est non seulement physiquement repoussante, mais totalement infecte vis-à-vis de la jeune admiratrice que Karen a cru bon de lui présenter. Elle ne montre rien qui puisse attirer la sympathie : elle est hautaine, cassante, froide. À l’opposé, Eve ("the mousy one"-telle que la décrit Margo, autrement dit"la petite souris") ne saurait sembler plus inoffensive, plus quelconque : son imperméable la fait se fondre dans le décor, et elle ne cesse de baisser les yeux tandis qu’elle parle.
L’histoire de sa vie, telle qu’Eve la raconte ce premier soir dans la loge de Margo, entretisse habilement la confession presque impudique et la fiction tire-larme. Sans que jamais elle néglige de montrer à quel point elle est documentée sur ses nouveaux amis,ou de les flatter.
Le masque de désinvolture de Margo a tôt fait de tomber, elle écrase une larme et prend la petite Eve perdue sous son aile. Mais Birdie, la dame de compagnie de Margo (Thelma Ritter, l’incarnation du bon sens populaire) n’est pas dupe, et ne le sera jamais : « What a story ! Everything but the bloodhounds snapping at her rear end. » (« Quelle histoire ! Il ne manque plus que les chiens de chasse à ses trousses.)
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© DR - EVE de Joseph L Mankiewicz (1950) p15
16/01/2013 13:35
Analyse/Critique par Jack Sullivan(suite)3
Ce n’est certainement pas par hasard si Eve est présentée à Margo par Karen Richards. Karen est en effet l’exemple-type de la gaffeuse naïve au trop bon cœur. Incapable de malice, elle est tout simplement inapte à la voir chez autrui, que ce soit chez une Margo imbibée d’alcool et de venin, ou chez une Eve en apparence si douce et si altruiste.
Meilleure amie de Margo et démineuse habile de ses sautes d’humeur, elle compense son absence totale d’influence dans le monde du théâtre (elle n’est après tout, de son propre aveu, que "la femme de l’auteur") par une propension à intriguer intensivement en sous-main.
Ainsi, avec les meilleures intentions du monde*, elle introduit Eve, et avec elle le désastre, dans la vie de Margo, permettant à la jeune femme d’accomplir tranquillement son travail de sape, public comme privé, de son modèle.
*Ne dit -on pas que "L'enfer est pavé de bonnes intentions"?...Et Jean Sol Partre ne disait-il pas : "L'enfer ...c'est les autres"?
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