Analyse/Critique par Jack Sullivan(suite)
L’Eve des origines, l’origine d’Eve
Au commencement était une nouvelle parue dans Cosmopolitan en 1946, dont le titre est The Wisdom of Eve (La Sagesse d’Eve). Son auteur, Mary Orr, est une jeune comédienne dont le mari, Paul Czinner, est à cette époque le metteur en scène d’une pièce intitulée The Two Mrs. Carrolls.
Au cours d’un week-end à la campagne que le couple passe chez Elisabeth Bergner, l’orageuse star de la pièce (surnommée « la Garbo de la scène »), Mary apprend les mésaventures survenues à cause de la doublure de Bergner, qui aurait tenté de prendre non seulement son rôle, mais son mari ! Mary Orr, sans trop y croire cependant, couche l’histoire sur le papier en quatre jours, mais trois ans se passeront sans que cette histoire éveille le moindre intérêt de la part des studios de cinéma. En 1949,une mauvaise passe financière la pousse à écrire une dramatisation de The Wisdom of Eve pour la radio, et c’est probablement cette diffusion qui finira par accrocher l’oreille d’un responsable de la Fox...
Joseph L. Mankiewicz, aussitôt la nouvelle en main, commence à la réécrire, sous le titre de travail de Best performance (Meilleure performance). Ses apports nombreux, tant au niveau des personnages que de la dramaturgie et, plus que tout, des dialogues (sa spécialité reconnue), ne peuvent rien au fait que l’intrigue conserve largement la trame de celle de Mary Orr, qui ne sera pourtant jamais créditée (si ce n’est lors de la publication du scénario, « d’après une histoire de.. »).
Le choix des interprètes est également mené tambour battant, et Claudette Colbert, âgée alors de 47 ans et star « maison », est choisie pour le rôle de Margo Channing. La rupture d’un disque vertébral, au cours du tournage de Three Came Home de Jean Negulesco l’empêchera de tenir le rôle, qui est proposé à Bette Davis.
Même longtemps après que les larmes amères de Colbert ait séché, Mankiewicz exprimera des regrets de n’avoir pu travailler avec elle, pensant qu’elle aurait pu apporter davantage d’authenticité au rôle : selon lui, Davis n’avait tout simplement jamais paru jeune (ce qui n’est pas tout à fait faux).
Ce changement, en tout cas, donne une toute autre crédibilité au personnage de star capricieuse et flamboyante de Margo, et est à l’origine de la renaissance de la carrière de Bette Davis, qui depuis deux ans était entrée dans le purgatoire des acteurs qui cessent d’être rentables (« Je pensais être finie à 41 ans. Puis vint Margo Channing. »)