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©-DR- JULIETTE OU LA CLEF DES SONGES de Marcel Carné (1951) p5
07/02/2017 06:07
Edouard Delmont & Gérard Philipe
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Marcel Carné
La seule copie de ce film est restée chez moi dans des placards peut-être 30 ans, et puis un jour, par Roland Lesaffre, je rencontre le directeur de la revue l'Avant-Scène qui me dit qu'il a un club qui s'appelle "le Club des Invisibles" qui projette des films tous les dimanches matins. Donc j'accepte, mais j'avais un peu peur, et j'étais plus ému le matin de la présentation que si c'était un film nouveau ! J'avais oublié le film et j'avais peur que ce soit très vieux, que ça déçoivent les gens, et il y a eu un enthousiasme extraordinaire que je n'ai pas compris.
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A tel point qu'à la sortie Pierre Prévert m'a dit :«Mais t'as refait le montage ? Car tu étais drôlement en avance." Finalement l'Avant-Scène m'a dit qu'ils pourraient exploiter ce film. Alors ils ont été très moches, en ce sens que sans rien me dire ils ont commencé à le passer dans des ciné-clubs et toujours sans rien me dire, ils l'ont sonorisé eux-même. Et brutalement je me suis trouvé devant le film avec des airs que je n'aime pas du tout. Dieu sait si je connais les javas,l'accordéon... Ça aurait pu être bien pire mais ça aurait pu être bien meilleur...
Q Le dernier plan, celui de l'accordéoniste, me paraît être la clef du film...c'était un véritable aveugle ou c'était un acteur ? M.C Non, c'était un acteur, plutôt un camarade... Q Et pourquoi terminer le film avec cet accordéoniste ? M.C C'était pour terminer sur une note nostalgique, c'est la fin d'une journée, le lendemain on va voir... déjà dans le train on va penser... au travail du lendemain, c'est fini. Vous comprenez ? Q Mais lui probablement reste à Nogent, non ? M.C Oui mais ça n'a pas d'importance qu'il soit de Paris ou de... D'ailleurs dans mon idée ce n'est pas véritablement un aveugle, c'est un vrai garçon qui a la vue très faible et met des lunettes noires.
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©-DR- JULIETTE OU LA CLEF DES SONGES de Marcel Carné (1951) p6
07/02/2017 15:05
2 - JENNY ET FEYDER
Q Nous en arrivons à Jenny. Vos mémoires servent de contradictions à tout ce qui a été écrit concernant la genèse du film, parce que la plupart des sources disent que vous l'avez réalisé mais que c'était avant tout vraiment le projet de Feyder qui avait tout préparé... M.C Absolument pas ! Il n'y a qu'une chose ou deux. On m'a demandé, le producteur, que Feyder soit superviseur. J'ai dit : « Oui, j'aime beaucoup Feyder, c'est un grand honneur pour moi mais c'est mon premier film. S'il est supervisé par Feyder, si le film est bon on dira c'est Feyder, si il est mauvais on dira que c'est Carné donc je veux courir ma chance. » Mais sans me prévenir, le producteur a signé un contrat avec Feyder pour que sans rien dire il vienne voir sur le plateau et il est venu deux fois. Et Feyder ne m'a rien dit. Mais de vous à moi, il avait quelques difficultés d'argent donc ça l'arrangeait.
Une fois je tournais à la sortie de la Comédie Française. J'avais en tout et pour tout dans le cadre deux colonnes et une porte dans le fond, Feyder a mis son oeil au viseur et a dit : « Ah oui, ça fait de l'effet, c'est bien » et il est parti en emmenant Françoise Rosay dîner. Et puis une autre fois, il a demandé à voir la projection et il en est sorti vraiment très mécontent en me disant : « Rosay a l'air de Raimu déguisée en femme ! »
Alors le producteur était furieux et a dit : « Si vous venez démoraliser mon metteur en scène je n'ai plus besoin de vous », et il n'est jamais revenu. Et alors vous allez voir la malveillance des gens, on a dit que le film était bien mais c'était du Feyder. Or Feyder ne pouvait pas sentir l'esprit de Prévert. Il en parlait péjorativement. D'autre part je peux vous assurer que Feyder ne connaissait pas les endroits où j'ai tourné Jenny, le canal de l'Ourq tout ça, il n'y est jamais allé. Q Mais il était jusqu'à un certain point votre mentor ? M.C Oui, je crois qu'il m'a communiqué sa passion pour faire jouer les acteurs, pour leur tirer le maximum. C'est la seule influence que je reconnaisse. Ça s'explique pas. Faut que je vous explique tout de suite que je suis le contraire d'un théoricien, je tourne les scènes comme je les ai au bout des doigts, je les sens je peux pas expliquer pourquoi. Pourquoi là y a un travelling ? pourquoi là un panoramique ? ça s'explique pas.
Je travaille uniquement par intuition, par instinct. Alors évidemment au bout de ces années j'ai acquis du métier mais dès le début, j'ai fait les scènes comme je les sentais. J'aurais pas pu les faire autrement. C'est pour ça qu'on dit que j'étais impossible à travailler car quand je demandais l'appareil là, c'était pas l'appareil dans le fond !
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©-DR- JULIETTE OU LA CLEF DES SONGES de Marcel Carné (1951) p7
07/02/2017 15:11
3 - LES VISITEURS DU SOIR, DOMINIQUE ANDROGYNE ET LACENAIRE HOMOSEXUEL
Q Dans la poursuite par le baron Hughes de Dominique, est-ce qu'on joue un peu avec l'ambiguïté sexuelle là ? Car il y a le coté androgyne de Dominique... M.C Pas pour le baron Hughes ! Pour lui c'est une femme, non, ça joue pas du tout. Le coté androgyne de Dominique ne joue en aucune façon auprès de n'importe qui. Q D'après le scénario des Enfants du Paradis, il y a une scène qui a été coupée dans la version sortie où Garance parle avec Lacenaire à un café après le vol de la montre et ily a des propos assez ambigus entre les rapports de Lacenaire avec les femmes. Alors est-ce qu'on a conçu Lacenaire comme homosexuel à l'origine ? M.C Il était homosexuel ! Historiquement. Et Avril est son ami. Q Mais dans le film ce n'est pas trop clair... M.C Oh ! c'est très clair « Oh, monsieur Lacenaire ! » [Carné le dit d'un air efféminé.] C'est très clair, enfin il me semble. Mais sous Vichy on ne pouvait pas aller beaucoup plus loin. Faut pas oublier ça ! Q Donc c'est là mais c'est un peu atténué. Parce que ce n'est pas clair pour la plupart des gens. M.C Mais il y a tout de même des allusions, Arletty/Garance prononce certaines phrases tout de même ambigües. Elle lui fait certaines reparties tout de même très ambigües.Comme « Qu'est-ce que vous en connaissez des femmes, Pierre-François ? »
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©-DR- JULIETTE OU LA CLEF DES SONGES de Marcel Carné (1951) p8
08/02/2017 03:13
4 - LES PLANS NUS DE BARRAULT ET ARLETTY
Q Vous savez aux USA, pour Drôle de Drame nous n'avons aucune copie qui montre la scène nu de Barrault. C'est peut-être notre puritanisme américain... M.C Non, parce qu'on a fait trois ou quatre prises de ce plan. Et il n'y a qu'une seule prise où il est complètement nu. Sur les autres, il a un slip. Mais le plan qui a été exploité était celui où il était nu. Q Alors c'était quelque chose de très audacieux, je suppose, à l'époque ? M.C Oui, et c'est pourquoi on avait pris des plans avec slip en cas où la censure nous coupait. Si on avait pris Barrault de face, ils auraient coupé. Q Bien sur, et Arletty on a coupé quand elle est dans la douche dans Le Jour se lève ? M.C Oui, c'était sous Pétain. Et c'est resté comme ça, de même que Vichy a interdit le film aux moins de 16 an. Et le film l'est toujours ! Q Est-ce que Barrault hésitait à tourner ce plan ? M.C Pas du tout. Q Et Arletty ? M.C Elle a simplement demandé à ce qu'il n'y ait aucun photographe. Et j'ai fait descendre les électriciens des passerelles et tout. J'étais plus gêné qu'elle finalement. J'aime pas tourner ce genre de scène. Q C'était l'idée de Prévert d'inclure ce plan ? MC Ben c'est la scène ! Qu'est-ce qui donne l'idée à Gabin de faire l'amour avec Arletty ? Parce qu'il arrive, il la voit nue ! Bon c'est un dimanche matin, il arrive peut-être avec l'idée que... mais ça le décide si vous voulez. Maintenant on comprend plus rien ! Il arrive et tout de suite il va au lit ! On croit qu'il arrive dans un bordel ! Et ce plan n'a jamais été rétabli ! Je sais pas où il est ce plan.
Mais huit jours après, alors qu'à ma connaissance il n'y avait pas de photographes, que mon photographe de plateau était à coté de moi, huit jours plus tard dans une revue paraissait la photo nue d'Arletty ! Et il y a un livre qui s'appelle L'Erotisme au cinéma de Lo Duca dans lequel il y a cette photo. Et j'ai jamais su comment, malgré toutes nos précautions prises. Mais je dois dire qu'Arletty ne m'en a jamais parlé.
Et ce n'est pas un photogramme qu'on a pris de la pellicule car c'est trop net ! Vous savez, une image de film n'est pas nette. Pour qu'elle le soit, il faudrait un centième de seconde je sais pas, or l'image passe à 1/48° de seconde, on dit 24 images secondes plus l'obturateur ça fait 1/48 et c'est pas suffisant pour avoir une netteté absolue dans un geste. Il y avait donc un photographe qui était là et en plus qui n'était pas loin de la caméra. Moi je soupçonne un assistant opérateur. Mais il a été adroit car je ne l'ai pas vu. Q Mais quand le film est sorti à Paris la première fois, la scène avait déjà été coupée ? M.C Mais non ! Il est sorti avant la guerre, peut-être deux mois avant la guerre. Et quand la guerre a éclaté, tous les cinémas ont fermé et on a retiré le film, pour beaucoup de raisons d'ailleurs. Parce que Gabin et Morgan étaient partis en Amérique, parce qu'il y avait des collaborateurs juifs dans le film comme Trauner...
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©-DR- JULIETTE OU LA CLEF DES SONGES de Marcel Carné (1951) p9
08/02/2017 03:27
5 - CARNE, SA MERE
Q J'ai une question sur votre vie personnelle, et vous n'avez pas à répondre si vous ne voulez pas. Vous racontez que votre mère est morte quand vous aviez 5 ans. Alors quel âge avait-elle et de quoi est-elle morte ? M.C Écoutez, j'étais très jeune pour savoir de quoi exactement elle est morte. Elle avait peut-être 25, 26 ans, elle était toute jeune. Moi on m'a toujours raconté, étant enfant (et je n'ai jamais demandé par la suite), on m'a raconté qu'elle avait de très beaux cheveux, de très long cheveux noirs de bretonne. Et elle s'est lavé les cheveux étant indisposée, et je ne sais pas ça a causé un traumatisme quelconque. Elle avait lavé ses cheveux, à l'époque c'était au savon pas au shampoing, et elle avait sans doute pas bien séché ses cheveux. Elle a eu froid, je ne sais pas ce qui s'est passé exactement, et a attrapé une sorte de congestion pulmonaire, j'ai dit qu'elle était indisposée, elle avait ses règles et voilà tout ce que j'ai su. Q Et vous, vous avez des mémoires d'elle ?
M.C Je me souviens de deux choses. Je me souviens de mon baptême, parce que j'avais 5 ans, c'était quelque mois avant sa mort, je me revois distribuant les dragées. Et je me souviens d'elle quand j'ai été la voir, à l'hôpital Beaujon [à Clichy, NDLR], je revois l'entrée, la cour, les trois marches qu'on gravit, la porte à gauche, la grande salle commune, à l'époque il n'y avait pas de chambres, et je vois le deuxième lit à gauche, je la vois... Q Mais ça a dû être... M.C Très sincèrement, j'ai pas réalisé. Je crois même que j'ai pas très bien réalisé quand je suis allé au cimetière quelque temps après. Je me revois encore aller sur sa tombe où mon père m'avait amené. Je revois l'endroit mais je peux pas dire que ça m'a causé un désespoir immense.
6 - SON HYPER-SENSIBILITE
Q Parce que je me demandais si cet évènement triste avait eu un impact sur votre vision artistique. M.C Vous savez, on a écrit des centaines et des centaines de livres sur l'influence qu'a sur un enfant l'absence de sa mère ou de ne pas avoir de mère. Moi j'ai connu deux femmes admirables qui m'ont servi de mère, mais je voudrais pas dire la moindre chose en leur défaveur, ça devait être autre chose la mère à mon avis. J'adorais ma grand-mère comme ma mère mais je crois qu'il existe une chose avec la mère que je n'ai pas eue, que j'ai pas connue, et je crois que ça m'a - c'est prétentieux de le dire -- que ça m'a communiqué une espèce d'hypersensibilité...
Je ne sais pas mais c'est peut-être ça... C'est vrai que je suis un hypersensible, c'est vrai que je le suis resté malgré mon âge, enfin j'ai la sensation d'être demeuré hypersensible alors que je suis devenu moins nerveux, moins impulsif qu'il y a 10 ans par exemple. C'est tout juste si cette espèce, cette hypersensibilité ne s'est pas encore plus développée, ne s'est pas accentuée avec l'âge. J'ai conscience de ça, encore une fois c'est peut-être un manque de modestie de ma part de dire ça, c'est un manque de vanité peut-être mais il me semble, il m'arrive de lire un livre, de voir un film et d'avoir la larme à l'oeil, surtout un livre, plus qu'un film.
Il m'arrive de voir une émission de TV (malheureusement elles ne sont pas très bonnes), je suis seul chez moi, et il m'est arrivé d'être ému... Mais je ne sais pas si c'est pas une faiblesse biologique ça, parce que la larme à l'oeil à un certain age, il y a des gens qui prétendent que c'est une forme de vieillissement, alors ça je peux pas vous dire. J'ai jamais consulté un docteur pour ça, moi ça date de très longtemps ça, mais ça n'a fait que s'accentuer. Je sais plus, je vous ai dit tout à l'heure qu'il y a deux passages au cours de notre entretien où je ne sais plus ce que je disais mais il y avait deux minutes durant lesquelles j'étais un peu ému, je sais pas si vous vous en êtes rendu compte. Alors est-ce une faiblesse biologique ou résultant de l'âge ?
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à suivre
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