2 - JENNY ET FEYDER
Q
Nous en arrivons à Jenny. Vos mémoires servent de contradictions à tout ce qui a été écrit concernant la genèse du film, parce que la plupart des sources disent que vous l'avez réalisé mais que c'était avant tout vraiment le projet de Feyder qui avait tout préparé...
M.C
Absolument pas ! Il n'y a qu'une chose ou deux. On m'a demandé, le producteur, que Feyder soit superviseur. J'ai dit : « Oui, j'aime beaucoup Feyder, c'est un grand honneur pour moi mais c'est mon premier film. S'il est supervisé par Feyder, si le film est bon on dira c'est Feyder, si il est mauvais on dira que c'est Carné donc je veux courir ma chance. » Mais sans me prévenir, le producteur a signé un contrat avec Feyder pour que sans rien dire il vienne voir sur le plateau et il est venu deux fois. Et Feyder ne m'a rien dit. Mais de vous à moi, il avait quelques difficultés d'argent donc ça l'arrangeait.
Une fois je tournais à la sortie de la Comédie Française. J'avais en tout et pour tout dans le cadre deux colonnes et une porte dans le fond, Feyder a mis son oeil au viseur et a dit : « Ah oui, ça fait de l'effet, c'est bien » et il est parti en emmenant Françoise Rosay dîner. Et puis une autre fois, il a demandé à voir la projection et il en est sorti vraiment très mécontent en me disant : « Rosay a l'air de Raimu déguisée en femme ! »
Alors le producteur était furieux et a dit : « Si vous venez démoraliser mon metteur en scène je n'ai plus besoin de vous », et il n'est jamais revenu. Et alors vous allez voir la malveillance des gens, on a dit que le film était bien mais c'était du Feyder. Or Feyder ne pouvait pas sentir l'esprit de Prévert. Il en parlait péjorativement. D'autre part je peux vous assurer que Feyder ne connaissait pas les endroits où j'ai tourné Jenny, le canal de l'Ourq tout ça, il n'y est jamais allé.
Q
Mais il était jusqu'à un certain point votre mentor ?
M.C
Oui, je crois qu'il m'a communiqué sa passion pour faire jouer les acteurs, pour leur tirer le maximum. C'est la seule influence que je reconnaisse. Ça s'explique pas. Faut que je vous explique tout de suite que je suis le contraire d'un théoricien, je tourne les scènes comme je les ai au bout des doigts, je les sens je peux pas expliquer pourquoi. Pourquoi là y a un travelling ? pourquoi là un panoramique ? ça s'explique pas.
Je travaille uniquement par intuition, par instinct. Alors évidemment au bout de ces années j'ai acquis du métier mais dès le début, j'ai fait les scènes comme je les sentais. J'aurais pas pu les faire autrement. C'est pour ça qu'on dit que j'étais impossible à travailler car quand je demandais l'appareil là, c'était pas l'appareil dans le fond !