Q-À bout de souffle est dédié à la Monogram Pictures, compagnie américaine spécialisée dans les séries B, parmi lesquelles Le Démon des armes (Gun Crazy, ressorti actuellement en salles et en DVD.)
Oui même si je dirais que Gun Crazy est un film Monogram supérieur. Gun Crazy était sinon une influence du moins un repère dans la manière de mettre en scène À bout de souffle. Godard aimait beaucoup le long plan séquence fétiche de Gun Crazy, filmé de la banquette arrière d’une voiture, et il l’a repris dans À bout de souffle.
Q-Il n’y a pas que des références américaines dans À bout de souffle. Le personnage de Belmondo rejoint aussi les héros tragiques interprétés par Jean Gabin dans ses films d’avant-guerre.
C’est vrai.
Q-Comment était l’ambiance générale du tournage ?
Bonne. Il n’y a pas eu de crise de colère, hormis le fameux conflit entre Godard et Beauregard – que j’aimais beaucoup – qui trouvait que le tournage avançait trop lentement.
Q-Votre travail auprès de Godard s’est-il prolongé une fois le tournage terminé ?
Non. Après le tournage j’ai du faire mon service militaire. Le fait d’avoir été premier assistant sur À bout de souffle m’a permis de me planquer au SCA (Service Cinématographique des Armées.) À l’époque on ne pouvait pas échapper au service militaire. Si on essayait de le faire, on risquait de se retrouver en première ligne à la guerre d’Algérie, et pour toutes les raisons que vous pouvez imaginer je n’avais pas envie d’aller en Algérie. Donc je suis parti au SCA au Fort d’Ivry.
J’ai cependant vu tous les rushes et je dois dire que le film n’était pas destiné à être monté comme il l’a été finalement. Pendant la projection des rushes tout le monde se posait des questions, y compris Godard. Beauregard était dubitatif sur l’exploitation commerciale du film car il y avait des passages très sombres, d’autres où le son était mauvais. Même Coutard qui était audacieux exprimait des réserves au sujet de déficiences de l’image. Il y avait aussi parfois des maladresses de comédiens. C’est tout cela qui a dicté le montage d’À Bout de souffle. Est-ce Godard lui-même, ou sa monteuse Cécile Decugis, ou les deux ensemble qui ont trouvé cette solution, je ne saurais le dire.
Q-Le premier montage était d’autre part trop long et Godard plutôt que de couper des séquences entières a décidé de couper à l’intérieur des plans, enlevant ce qui était déficient techniquement ou mal joué.
Je pense que Godard ne s’était pas rendu compte qu’il tournait des plans trop long, qui entraînait une durée générale excessive du film. Le « jump cut » qui a fait la célébrité du film, et qui était une grande nouveauté, n’était pas une nouveauté conceptuelle prévue dès le départ par Godard. Je suis certain de mon analyse. Et Godard n’a jamais démenti. Ce n’est pas dépréciatif vis-à-vis de Godard car je pense qu’un artiste apprend son métier en le pratiquant.
Q-Il est vrai que Godard en tant que critique aux « Cahiers du Cinéma » défendait une mise en scène classique qui affectionnait les longs plans séquences, comme chez Preminger auquel il avait emprunté sa jeune héroïne Jean Seberg. Le « jump cut » était une surprise et une révolution esthétique y compris par rapport à ses écrits et ses goûts de cinéphile.
Absolument. Et ce n’est pas un reproche, au contraire. Godard a d’ailleurs réutilisé très vite cette trouvaille, dès son second film Le Petit Soldat.
Pierre Rissient