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©-DR-UN REVENANT de Christian Jaque (1946) p5
08/05/2014 05:12
L'ACCUEIL D'UN REVENANT .par Maurice Barnier
Le film de 1946 écrit par Jeanson, se déroulant à Lyon, reçut-il un bon accueil de la part du public dans cette ville ? Pour essayer de le savoir nous avons étudié la presse de l'époque ainsi que les archives du Crédit National concernant le film. Les réactions des critiques de cinéma ne donnent pas l'opinion de tous les spectateurs, mais restent un bon baromètre pour savoir si cette oeuvre de Christian-Jaque déclencha un scandale, comme on l'entend souvent.
Pourquoi Un Revenant aurait-il pu faire des remous ? Observons le scénario, et la manière dont le sujet fut traité par Christian-Jaque, avant d'étudier le problème de la réception du film.
Raymond Chirat, grand cinéphile lyonnais, résume le fait divers qui inspira le scénario d'Henri Jeanson «L'affaire Gillet. C'est une sordide affaire lyonnaise(...). L'écrivain Henri Béraud en atiré Ciel de suie ; (...). Il faut resituer le cadre, à savoir l'année, 1922, dans la villa des Gillet,une très riche famille de soyeux. Un garçon s'est nuitamment introduit dans cette villa et s'est retrouvé nez à nez avec le jardinier de la maison qui lui a proprement défoncé le crâne et arraché un oeil à coups de canne de golf, le laissant, à tort, pour mort : premier épisode.
Le deuxième, c'est que ce (...) jardinier a ensuite été expédié à l'armée. Sous couleur de lui faire passer des visites médicales, on ne l'en a plus jamais fait ressortir. Enfermé pour qu'il n'y ait pas de témoin gênant. Car le fond de l'histoire, c'est que la maîtresse de maison partageait son amant avec sa fille. Ressentant soudainement les fureurs de Phèdre, elle avait aposté ce tueur à gage pour massacrer la tête de l'amant, qui s'en est très mal remis - j'ignore ce qu'il est devenu».
1-Les Archives départementales du Rhône, et surtout la bibliothèque municipale de Lyon, nous ont permis d'accéder à la presse de l'époque.Le Fonds du Crédit National, à la Bifi, s'est révélé d'une grande richesse cote CN 0152 B99, dossier «Un Revenant/Christian-Jaque», AEc/144. Merci également à l'Institut Lumière, à Lyon, et au centre de documentation du cinéma Le France, à Saint-Etienne.
2-Dans la seule monographie consacrée à Christian-Jaque, Raymond Chirat précisait cet épisode : « Sous couleur d'éviter le service militaire au jeune meurtrier télécommandé, la famille en question offre de le faire entrer dans un hôpital psychiatrique d'où il ne sortira jamais. (...) Mais le cercle de famille resta uni et son prestige ne fut même pas terni».
Raymond Chirat/Olivier Barrot, «Christian-Jaque»
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©-DR-UN REVENANT de Christian Jaque (1946) p6
08/05/2014 05:22
à gauche -François Périer : François Nizard, le fils de Jérôme
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L'affaire Gillet fut étouffée une première fois dans les années 20, aucun journal n'en aurait parlé, mais l'information se transmit de bouche à oreille, puis fut reprise dans des livres d'enquête, comme celui du reporter du Progrès,Pierre Mérindol :Lyon ,le sang et l'encre. Comment le film présente-t-il les événements ?
Une vision légère et... noire
3-Dans les devis du Fonds du Crédit National, le nombre jours de tournage à Lyon estlimité à 10,contre 45 jours aux studios des Buttes-Chaumont, et 15 dans un théâtre de Paris. Ces extérieurs d'entre Saône et Rhône permettent de situer l'action dès le générique du film, en enveloppant de brouillard la Capitale des Gaules. La cité des canuts prend son aspect le plus mystérieux, chaque passant, ombre dans la brume, devient fantôme. Celui du titre est joué par Louis Jouvet...dont on ne découvre le visage qu'après l'avoir suivi pendant tout le générique, silhouette énigmatique dans des ruelles sombres, remontant des escaliers.
On ne l'identifie que parce qu'un autre personnage important l'a remarqué et tente d'échapper à son regard. Cette «course-poursuite» dans les traboules donne le ton : le revenant, Jean-Jacques Sauvage (Louis Jouvet) effraie, tel un fantôme, son vieil ami d'enfance, Edmond Gonin (Louis Seigner). Le retour de Jean-Jacques, devenu maître de ballet reconnu, dérange deux familles de soyeux, ainsi qu'on désigne les propriétaires des entreprises textiles. Jeanson déplace le fait divers dans le temps. C'est un souvenir honteux qu'il faut à tout prix étouffer pour éviter un scandale, que Jean-Jacques pourrait légitimement déclencher. Dès la troisième séquence du film le spectateur comprend la peur des deux familles respectables.
Jean-Jacques (Jouvet détachant ses mots avec encore plus de froideur), les oblige à s'expliquer. Quand, vingt ans plus tôt, Jean-Jacques était le petit ami de Geneviève (Gaby Morlay), cela contrecarrait les plans d'union financière et industrielle des deux clans. Un rendez-vous nocturne fut transformé en traquenard. Son «ami», Jérôme Nizard (Jean Brochard), l'attendait avec un revolver près de la porte de la chambre de sa soeur, Geneviève. Cette dernière, de mèche avec son frère et son nouveau et riche prétendant (Edmond), ne s'émeue pas outre mesure de cette tentative d'assassinat déguisé en «tir sur cambrioleur».
4-«La presse circonvenue par les Gillet, avait organisé la conspiration du silence, et ce n'est guère que dans Lyon même qu'on avait jasé et tenter de reconstituer les évènements de la nuit fatale».
Raymond Chirat/Olivier Barrot, Travelling 47, op. cit., p.64.
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©-DR-UN REVENANT de Christian Jaque (1946) p7
08/05/2014 05:54
Ludmila Tcherina : Karina, la danseuse étoile de la troupe
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Bernard Chardère, autre grand cinéphile lyonnais ajoute : «"Si c'est vrai, c'est dans Le Progrès ." Rien,pourtant, dans cet estimable quotidien républicain, sur un fait divers dont le souvenir inspira les thèmes et l'ambiance de Un Revenant.» in «Méandres lyonnais autour d'Un Revenant»
L'Avant-scène cinéma, «Un Revenant», °398, janvier 1991, p.8.
C'est un «revenant» à plus d'un titre ! Jouvet est de retour en France, pour la première fois sur les écrans, après être resté en Amérique du Sud depuis 1940.Pour filmer cette scène clef, racontée par Jean-Jacques sur les lieux mêmes du drame, Christian-Jaque joue avec le titre du film. Le vent soulève les tentures, fait grincer les portes dans la pénombre, comme si un fantôme revenait dans ces lieux. On ne sait plus si l'action est partie en flash back, avec en voix over la narration de Louis Jouvet, ou si, sous l'effet du texte déclamé, le souffle du passé revisitait l'appartement vingt ans plus tard.Pendant tout ce début, le spectateur peut imaginer voir un film fantastique.
Les brumes, les ruelles sombres, la fuite d'un personnage, les visages dissimulés, les fantômes du passé qui activent portes et fenêtres, et surtout la musique d'Arthur Honegger, donnent une ambiance envoûtante. Le fait divers devient vent frais d'hiver, un souffle et un ange qui passent, quand «l'assassiné» évoque le piège monté par ses «amis», qui ne peuvent qu'avouer, en mentant une dernière fois, se rejetant la faute les uns sur les autres. Jean-Jacques, blessé, fut invité à prendre le train et à ne jamais revenir.
Pierre Mérindol, Lyon, le sang et l'encre, Paris, Alain Moreau, 1987.
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©-DR-UN REVENANT de Christian Jaque (1946) p8
08/05/2014 06:04
L'évocation de l'affaire Gillet, même sous une forme onirique, et comique, ne peut échapper aux Lyonnais de 1946. Le reste du film, avec un humour acerbe, attaque les habitudes de certains des bourgeois d'Ainay, vieux quartier des riches familles de la ville. L'avarice, les turpitudes cachées («je te prêterai ma garçonnière» assure Nizard à son fils qu'il veut marier à une fille laide mais riche !), le carcan familial et les habitudes, enferment les personnages dans un destin sans surprise. Geneviève explique à la fin du film :
«Comment ai-je pu croire que tu pourrais m'aimer avec ma dégaine de petite-bourgeoise et tous ces tics que j'ai dû acquérir à mon insu pendant que tu n'étais pas là ! Comment ai-je pu croire que je pouvais lutter contre mon propre fantôme ? Je vais retourner à la maison, c'est ma place. Celle que j'ai choisie... Car je l'ai choisie... Tu avais deviné juste».
Jeanson n'a pas lésiné sur la noirceur, et même Jouvet représente le cynisme et la vengeance tout en froideur et humour noir. Le seul personnage sympathique est celui de la tante Jeanne (Marguerite Moréno), extravagante, rejetant les hypocrisies, et désignant sa famille sous le terme de «cloportes». François Gonin, le jeune homme romantique (François Périer) est naïf. Jean- Jacques sous-entend que ses velléités artistiques ont peu d'avenir. Il lui annonce «oui, oui, vous avez beaucoup de talent... [et en aparté, fermant une porte] comme boy scout».
Une scène dénonce en bloc les soyeux, quand Geneviève croyant pouvoir s'enfuir avec Jean-Jacques, fait ses adieux à la bourgeoisie présente dans la salle. Elle commente :
«Une seconde... le temps de prendre congé de tout ce joli monde... Adieu honorable assistance... Adieu, mon passé... ma vie perdue... mes jours sans fin... Adieu, Monsieur Lanessus... vous avez cent mille francs de rente, pas un sous d'honnêteté...(...) Adieu, Madame Boncornet, je vous laisse à vos bonnes oeuvres et à vos filles repenties... continuez à éplucher les comptes de votre cuisinière... Adieu Scipion Cornelier, cher Jésuite aux trois maîtresses... Adieu Cornélie Sibinnet, punaise de sacristie, aux cuisses légères et aux seins lourds [...] Adieu Mademoiselle Biscail, adieu mauvaise langue [...] Adieu les familles honorablement connues sur la place... Adieu félicités lyonnaises ! ...».
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©-DR-UN REVENANT de Christian Jaque (1946) p9
08/05/2014 06:15
à droite -Gaby Morlay : Geneviève, femme d'Edmond Gonin et sœur de Jérôme Nizard
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Le texte de Jeanson crée une atmosphère lourde et théâtrale. Christian-Jaque apporte grâce à ses inventions poétiques, un peu de légèreté. Les courants d'air fantomatiques, les vues de Lyon dans le brouillard, et surtout un montage rapide qui projette le spectateur au coeur des coulisses d'un ballet, donnent de l'allégresse au film. Les danseuses évoluent aussi gracieusement dans les escaliers que sur scène. Le cinéaste révèle que l'affolement dans les loges est encore plus touchant que les entrechats devant le public. Souplesse, vitesse, la course entre les loges et la scène est magnifiquement chorégrahiée.
Cette envolée n'équilibre pas complètement la dureté des répliques «anti-soyeux». Comme le remarque Philippe Roger, le film «déterminera pour une large part l'image de Lyon dans le cinéma français d'après-guerre». Cette vision de la «bonne société» locale n'a pas été inventée par Jeanson. Plusieurs romanciers ont décrit les aspects les plus sombres de Lyon. L'un d'entre eux, Henri Béraud s'est directement inspiré de l'affaire Gillet. Philippe Roger compare le livre et le film.
« Le scénariste du film de Christian-Jaque ne pouvait pas ne pas connaître Ciel de suie, le célèbre roman de Béraud publié une douzaine d'années avant la réalisation du Revenant. On y trouve, à la base de l'intrigue le même fait divers qui secoua en profondeur Lyon dans les années vingt (...).Mais les similitudes vont plus loin : comme le roman, le scénario met en scène deux terribles soyeux (...). La vie entière des soyeux est montrée comme une prison sans issue :
"Vingt ans de la même vie, deux fois par jour le même chemin : Bellecour, Le Griffon, le Griffon, Bellecour ! Parfois ils le reprennent au milieu de la nuit. C'est plus fort qu'eux. Et heureux avec ça, les pauvres, comme ces vieux ours des jardins zoologiques, auxquels une piste ronde entre deux cages donne l'illusion de la liberté"».
D'autres éléments prouvent que Jeanson a été «inspiré» par le roman. Philippe Roger explique pourquoi le romancier ne fut pas évoqué par le générique : «Il ne faut pas accuser le scénariste, mais simplement rappeler le contexte historique : on se trouve en pleine épuration - une épuration dont le cinéaste s'est fait le héraut. Or Béraud est encore sous le coup de sa condamnation pour sympathies vichyssoises...».
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