SENS CRITIQUE
Critique publiée par Olivier-W le 31 décembre 2013
"Le secret des secrets", le monde des morts qui communique avec celui des vivants au moyen des miroirs, comme le révèle Heurtebise à Orphée, sans doute se devine en ce que le reflet nous indique "la mort au travail" tout au long de notre vie. Mais Cocteau fait sortir du miroir la Mort elle-même et incarne sa vision de poète en révélation érotique : Maria Casarès, plénitude et néant de l'image selon le caprice de ses apparitions et dérobades, possède cette ubiquité de femme aimée, l'omni-absence de celle qu'on rêve. Elle avec sa beauté calme de sortilège, sa diction pleine, neutre apparemment mais nuancée de tous les reflets les plus subtils de désir, de volonté, de renoncement, appelle à ses propres pieds la lyre d'Orphée.
A Marie Déa revient la tâche ingrate, accomplie avec talent, de faire exister à l'arrière-plan une Eurydice terne, sans grâce. N’y a-t-il pas une part de complaisance avec le banal et l'habituel dans la plupart des critiques postées ici qui se plaignent d'un film "mal joué" ? J'ai du mal à comprendre. Mettons que Marais divise... mais tous les autres ! François Périer, en Heurtebise chauffeur particulier de la mort, est lui aussi remarquable, avec dans les yeux la tristesse pudique et retenue de la bonté.
La carence ou l'excès de "jeu" imprimés sur une surface blanche, qui anticipent les plus réussis des films de Bresson tournés selon son catéchisme du cinématographe, permettent de moduler la voix avec une finesse inconnue de tout naturalisme, d'éclairer l'âme avec un génie de "directeur de la photographie du son", où les aplats de voix interviennent en contrepoint de l'inspiration lyrique et de l'onirisme marqué de la belle partition de Georges Auric https://www.youtube.com/watch?v=qBpFHggwToQ. Sensibilité orale, sonore, musicale d'un poète-cinéaste à la qualité inverse du touche-à-tout : celle du fusionneur qui fait fondre les modes d'expression, sait les modeler à la forme d'un imaginaire cohérent.
Le mythe même s'y transforme en profondeur : Cocteau opère un déplacement majeur dans la quête orphique. Le poète Orphée passe de l'autre côté du miroir non plus pour rattraper la fiancée disparue (ici déjà une épouse, toute quotidienne), mais, sous ce prétexte, pour retrouver et embrasser la Mort aux traits de princesse. Privé d'harmonie avec le bruit du monde, le poète reçoit en échange ce don paradoxal, de voir dans le miroir d'autres que lui-même et son vieillessement : non plus la contemplation et l'introspection, mais la traversée du miroir, la conquête de l'altérité la plus radicale jusqu'à aimer le visage de l'étrangère capitale, la mort. Sous la surface de soi, le cortège de ses fantômes et tout le possible de ses rêves d'amour : l'art dangereux de se laisser rêver par ses rêves.