Mais les plus brillants, les plus acharnés, peuvent tout de même relever la tête. L’ascenseur social n’est pas encore bloqué au sous-sol. Elle précise :« L’école, les livres, m’ont révélée. J’étais bonne élève, mais d’une insolence !» Envers la terre entière, pas les parents. La confiance qu’ils lui accordaient l’a bâtie tout entière. Rachida filait droit mais à l’intérieur de cette droiture-là, elle avait le choix des virages. Elle n’a jamais trahi, jamais manqué à l’obligation pourtant délicate de lire, sans mentir, les bulletins scolaires à son père et à sa mère, presque analphabètes. Ce pourrait être un sujet de baccalauréat : comment être libre sans se renier. Ambition agaçante, déjà, pour mal de monde. 
Dans la cité d’Athis-Mons, Essonne, où elle grandit, un jeune type, petit rapporteur de rien, vint informer le père Brakni que Rachida avait traîné un soir d’avant. Le père : « Et alors ! Ma fille c’est un garçon, elle fait ce qu’elle veut. » Ce sera donc : traverser l’enfance en courant, travaillant dur, sans se plaindre, et protégée des affres d’être née du deuxième sexe. (Désormais, elle parle en arabe à ses parents, une « question et un désir culturels » dit-elle, et ils lui répondent en français même si son père, vieillissant, passe plus de temps qu’avant en Algérie. Elle l’a aidé à y acheter un appartement). 
Sur le fauteuil imprimé à rayures, sombre, lourd, de ce bar d’hôtel parisien, où sûrement jamais son père ne s’est assis et ne s’assoiera jamais, mais où les serveurs la traitent bien puisqu’elle vient souvent et les traite bien (ah l’extrême politesse des humbles, une fois un peu plus riches, lorsque l’aigreur ou la folie des grandeurs ne les a pas abîmés...), sur ce fauteuil, donc, on espère qu’elle savoure l’immense décalage qui fait d’elle, a priori fausse fille, fausse française, vraie déclassée sauvée par l’école, vraie fiévreuse, l’une des figures les plus intéressantes de l’univers cinématographique français. Intéressante ; mais guère exploitée.
Cela ne l’a pas rendue amère. Au contraire. Elle déteste, déteste absolument, qu’on pense que cela a été difficile et qu’elle a dû en faire deux fois plus – même s’il y a du vrai. (Au Conservatoire, lorsqu’elle fut choisie pour jouer la reine dans Ruy Blas, de Hugo, une professeure, qui arrivait chaque matin « avec son Libé sous le bras », jure Rachida, soudain enflammée sur le rebord du fauteuil doux comme un matelas de neige,  "cette femme pourtant pleine de bons sentiments,dit-elle, s’en était allée affirmer devant les hautes instances de la Comédie-Française : “ La reine d’Espagne, quand même, la REINE, ne peut pas être jouée par Rachida BRAKNI.” )
La discussion est rythmée par des phrases qui reviennent : « Ça m’énerve » ; « Je ne le supporte pas ». Envolées majestueuses qui font relever le nez, froncer les sourcils, qui ravissent. Voilà quelqu’un qui ne délègue pas à d’autres sa vision du monde ; qui depuis toujours essaie de sortir du cadre, d’en inventer de nouveaux.Avec un naturel déconcertant, elle dit par exemple des mots qu’on entend peu dans la bouche d’une actrice en interview. Des mots comme « queue », « sperme »,« branler », à propos de scènes assez crues qu’elle a tournées. Et ajoute : « Il m’est plus facile de jouer les moments de baise que les baisers, ce qui me fait penser que je comprends bien les putes. » Son prochain film, les Mouvements du bassin, excite toute l’intelligentsia pop de Paris. Sans un sou, le long-métrage sera mis en scène cet automne par HPG (Hervé Pierre Gustave), un ex- réalisateur/acteur de porno devenu un copain du couple Rachida/Eric.
Le projet donne des frissons ; Brakni aura des scènes de cul avec une femme – Joana Preiss –, et croisera Cantona qui jouera un type esseulé.Avec lui, elle a aussi un fils d’un an, Emir. Ce qui veut dire « prince » en arabe et qui est si proche, phonétiquement, d’Eric, qu’on appelait le roi, « the King », lorsqu’il jouait à Manchester. De cet imposant, bourru, craquant, barbu, époux, elle dit : « C’est le seul à me tenir, à me dire que je l’emmerde quand c’est le cas, à me résister. Et on a tant de bienveillance l’un pour l’autre. » Brakni et Cantona ont sûrement des choses à voir avec l’autorité, la discipline, peut-être les ont-ils vues, réglées, ensemble. Mais ce qui demeure en quelque sorte leur mantra, « ne pas plier», signifie également, dans leur vocabulaire intime : ne pas quémander. 
Et aussi, en ce qui concerne Rachida : ne pas séduire à la manière d’une fille. Ce truc/trucage d’actrice ne la concerne guère. «Je remarque que cela se fait ; ça me donne envie de vomir. » Ni elle ni son mari n’iraient lancer à un réalisateur : «J’adore ce que vous faites. » Par fierté, timidité, ils tourneraient même le dos à quiconque leur dirait un truc pareil (c’est arrivé avec Costa-Gavras voilà un moment ; elle avoue, mine quasi piteuse, qu’elle referait sûrement pareil).C’est un peu con, non?
Elle concède. On profite de cet instant où passe un ange pour demander si elle se croit  « intéressante à filmer, et pourquoi ? » Elle sourit, pense que c’est une blague puis réfléchit, répond : « Oui parce que je lâche prise, j’ai cette capacité-là. » Les compliments, d’elle à elle-même, n’iront pas plus loin.On parle de Chaos. Rachida Brakni était alors sociétaire de la Comédie-Française. Elle y a ressenti une énorme « culpabilité culturelle », était la seule à travailler pour payer ses études, n’en revenait pas qu’on n’apprenne pas à   "interpréter" mais à dire le texte avec tant d’emphase, diction plate et scandée, main devant, comme un tribun. L’irruption de Chaos dans sa vie a tenu la promesse de son titre.
Elle a gagné un César de la révélation féminine (2001),et l’estime,quelque peu envieuse, de ses camarades à l’aune 2010, hélas, le film est encore pire qu’à sa sortie. Brakni s’en doute. « Mal vieilli non ? » Mais Coline Serreau, dit-elle, ne prétendait pas être une cinéaste.(?) Son long-métrage était féministe, il tapait dur, juste. Les copains de la cité, filles comme garçons, ont félicité Rachida, affirmé que Chaos était dans le vrai, une claque qui rosit les joues, qui réveille.On leur a pourtant reproché,à Serreau et à elle, d’avoir"attisé la haine" elle a encore les nerfs en pelote au souvenir du mépris des « bonnes consciences de gauche », au souvenir de Toscan du Plantier lui confiant que le film avait suscité une pétition tant il choquait les bien-pensants du cinéma français, etc. Ce qui mène à : la politique ?Tout le monde, bien sûr, a essayé de la récupérer. à droite, à gauche, au centre. 
Des dîners, de grandes œuvres. Des comités de réflexion, « informels, on vous assure », pour l’égalité des chances, contre la discrimination. à chaque fois, elle décline poliment. Ne pourrait pas s’engager. Trop de bassesses, de compromissions. N’aime qu’Eva Joly dont elle espère que la probité, la solidité, ne ploieront pas en chemin. Rachida B. vit avec un type qui se définit ainsi :"Révolutionnaire."Elle pense probablement pareil mais les confidences ne sont pas son genre. S’agace néanmoins d’être ramenée si souvent à la question de ses origines. Oui, elle peut être de confession musulmane et se définir comme "agnostique",(BRAVO!!) ne pas manger de porc pour des raisons culturelles (sans avoir envie de disserter mille ans sur la question), et adorer le vin rouge. 
Et si le voile lui est impossible, l’interdire ne vaut pas mieux, « que c’est con, dit-elle, mais con », de stigmatiser quelques centaines de femmes (milliers, au pire), quand le problème est ailleurs : isolement, machisme, mauvais accès à l’éducation. (Sa demi-sœur aînée, célibataire, qui vit en province, porte le voile et « s’en trouve très bien ainsi »). Attention, surchauffe de Brakni ! Comment interdire ce qui couvre, poursuit-elle, et voir prospérer la mode des strings, des filles à moitié nues, aguicheuses dès 13 ans ? Elle rit de sa fougue. « Oui, je suis un peu vieux jeu. » 
(Probablement se souvient-elle du soleil rasant dans le ciel de Tipiza, près d’Alger, où elle allait l’été avec ses parents.Se remémore le « haïk »,ce voile blanc, très sensuel dont se couvraient les femmes des villages et des villes et qu’il était si troublant de regarder glisser le long des épaules, et ré-ajuster. Elle est revenue à Tipiza le temps d’y tourner un film, son père lui a montré les champs où il travaillait, adolescent, avant de partir en France. Elle et lui y ont forcément laissé un peu de leurs âmes.) Rachida Brakni aime, dans le désordre, Niels Arestrup et Dominique Blanc, Bertrand Bonello et HPG ; aime moins certains acteurs germanopratins à mèche ou faiseurs à succès, Woody Allen compris – qui ne lui parle en rien. 
Elle goûte encore le chanteur Mark Lanegan, l’écrivain Joyce Carol Oates, feue la dramaturge Sarah Kane. Elle prépare un album qui sortira l’an prochain, musique de Cali et textes de Cantona, on espère que ça ne sera pas du cancanage d’actrice, qu’elle n’a pas cédé à la tentation de son propre miroir. Elle est inconsolable de Bashung et de ses nuits, ses Tant de nuits. De manière aussi joyeuse que poignante, inexplicable que nostalgique, cela lui va bien.
« Des armées insolites et des ombres équivoques/
Des fils dont on se moque et des femmes que l’on quitte/
Des tristesses surannées, des malheurs qu’on oublie/
Des ongles un peu noircis, des ongles un peu noircis. »
 
Françoise-Marie SANTUCCI