Entre deux tournages, plutôt radicaux, la jeune comédienne et metteur en scène 
raconte ses choix, son parcours, son mari – Cantona. Et revient sur l’enfance, 
les souvenirs d’Algérie, le fait d’être une actrice française. 
Rencontre feutrée et fiévreuse.
Rachida Brakni : «Je suis une femme libre»
 Parce qu’elle est faite comme un roseau et qu’elle est connue depuis un film explosif et maladroit, Chaos ; parce qu’elle porte un nom et un prénom qui ne convoquent pas la bonne vieille France, on croit vite que Rachida Brakni, actrice, metteur en scène, lectrice, flâneuse, est une fille directe, différente – et donc irrésistible. Elle l’est, oui. Entre autres choses .Ces « autres choses » qu’on pourrait lui attribuer sont plutôt floues. Une fois rappelées l’allure, la rapide biographie (enfance en cité, heureuse, études au Conservatoire,
 puis la Comédie-Française, puis Cantona, Eric, un coup de théâtre à lui seul dont elle devint l’épouse, et la mère de leur fils Emir), une fois dit cela, quoi ? Pas tant de beaux rôles. Elle joue de manière si physique, cet ex-athlète de sprint, qu’on se demande même si elle aurait de quoi les porter, les incarner, ces rôles qu’on lui prêterait volontiers – sensibles, en demi-teinte, presque effacés. Mais comment effacer une once de Rachida B. ?
Elle est tellement ravie d’exister qu’elle transforme ce métier d’être humain en quelque chose d’immensément énergique, non-tragique, non-victimaire. Applaudissons-la ! Louons-la ! Tant une homonyme plus baguée, moins tendre, a fait depuis quelques années de ce prénom le symbole de la courtisanerie. Un début d’après-midi saisi par le froid, Rachida Brakni avait choisi l’endroit, un bar d’hôtel dans un beau quartier, pour sa tranquillité, et prévenu, avec une prévenance rare, d’un retard de quinze minutes. 
Arrivée sanglée dans une veste trois-quart kaki à l’aspect un peu rêche, un peu militaire mais sûrement de marque (elle aime bien Rykiel), elle porte à bout de bras un cabas Céline, aux pieds des chaussures bizarrement baba-cool, beiges, à hautes semelles compensées. Un grand sourire. Elle dit votre prénom avec une gentillesse  embarrassante, ajoute que le tutoiement pourrait venir aisément mais on décline. Elle semble soulagée, au fond, de la distance imposée. S’installe une certaine raideur accorte, quasiment virile, pas de minauderies, oh non !
Résumons. Son âge, 33 ans, son œuvre, un César, un Molière, une vingtaine de films, une dizaine de pièces classiques. Elle y trouve « son compte d’actrice ». Elle ne conçoit pas que l’essor de Cantona en tant qu’acteur puisse la gêner, lui faire de l’ombre, ou, pire, la dévaloriser face aux décideurs du cinéma français, tellement snobs. Elle croit tant au talent de son mari qu’elle l’a mis en scène au théâtre, en début d’année. Qu’elle dit de lui : « C’est un putain d’acteur. » (Cantona, parlons-en. Ex-maillot rouge de Manchester, numéro 7, col de chemise relevé, regard noir, crâne ras. 
Une masculinité, une nature. Il est envié par tous les hommes de France (et d’Angleterre), adulé par les publicitaires, admiré par certains poètes, admiré aussi par quelques francs-tireurs qui se reconnaissent dans son mépris de l’injonction permanente à la fête, la bonne conduite, la coolitude (et si Canto avait lu Philippe Muray ?). Mais il a beau être tenu en haute estime nationale, cet Eric-là et ses états d’âme, on parie mille kopecks que l’estime de la machine culturelle, il ne l’a pas.
Perçu comme trop populaire, probablement, alors que lui/elle/eux aspirent à tout autre chose ; à des rôles forts, à des montagnes de sensibilité ; à la photographie, la peinture, le jeu ; à un retrait du monde, partiel, et ils s’y emploient, déménageant sans cesse, allant vers la nature, l’intériorité, l’épure.Dans cette France d’automne bien lasse, on sent Rachida B. plus proche des pavés mouillés que du Fouquet’s, sensible au désespoir de classe ; on la sent bien loin des boîtes de nuit qui poussent sous les ponts, de la nouvelle garde de l’art contemporain et des noctambules héritiers à particules. (Cela n’empêche pas le goût du déguisement. Pour les photographies de Next, elle s’est métamorphosée en vamp du Studio 54 ou du Palace, héritière de Grace Jones et Farida, reprenant la célèbre pose de Bianca Jagger immortalisée, avec son rasoir, par Andy Warhol au début des années 80.)
Bien qu’à distance de la « hype », Rachida Brakni a fait partie du système. Au cœur de l’entreprise mondiale de rapprochement des peuples, des portes-monnaies : l’Oréal. Elle fut l’une de leurs égéries pendant deux ans ; la beauté maghrébine et ses cheveux bouclés. (Qu’elle portait longs jusqu’aux fesses. Ils étaient aussi beaux qu’envahissants ; entre Gorgone et tragédienne de l’Acropole, comme l’essence d’une féminité pétrifiante dont le cœur, forcément brisé en mille morceaux, aurait battu entre Athènes, Alger et Marseille.)
Et un matin, prenant l’excuse de sa nouvelle coupe, plus courte, la direction du groupe français a suspendu le contrat. C’était le 9 juillet à Charléty, l’un des derniers jours du tournage du prochain film de Régis Wargnier (elle y joue une athlète sortie de prison qui aide un coureur devenu aveugle, sortie en 2011). Il y a des jours comme ça. Qui commença, sur la piste du stade, par une rupture du tendon d’Achille, qui se termina par le coup de fil de l’Oréal. Presque quatre mois après, elle boîte encore. Et Cantona vient de se faire mal aux cervicales. Brillante équipe ! Ils ont malgré tout la bougeotte. à croire qu’ayant pris, par habitude, le pli du baluchon, ils ont ensuite découvert qu’on n’avait rien inventé de mieux – à condition d’avoir des papiers, de l’argent – pour se sentir libre. 
Depuis leur rencontre/coup de foudre sur le film l’Outremangeur, en 2003, ils ont vécu à Paris, en Bretagne, près d’Arles, ont navigué entre Berlin, l’Espagne ou l’Italie au gré des engagements de l’un et de l’autre, et à Paris sont à nouveau en attente d’un appartement qui les éloignera du XVIe arrondissement où ils transitent, transis, presque honteux - elle évoque l’adresse deux fois, s’en excuse, en rougit. Comme si ce n’était pas sa place.Rachida Brakni est née en France d’un père orphelin qui a quitté l’Algérie dans les années 50, et dont le frère est, depuis, interné là-bas en hôpital psychiatrique ; sa mère, également Algérienne, avait déjà une fille lorsque cet homme est arrivé dans sa vie, cet ouvrier qui habitait dans un foyer Sonacotra et qui lui a donné trois enfants. 
Rachida est l’aînée, il y a un frère qui se « cherche encore», une sœur qui fait des études à la Sorbonne. La question de l’injustice la travaille au creux du ventre depuis gamine ; à croire qu’un jour de maternelle on lui a piqué la gomme, le cartable, et filé une gifle de surcroît. Elle rêvait d’être avocate, admirait Badinter et s’était inscrite en classe de seconde option théâtre, à la fin du lycée, pour cela : apprendre le cirque du tribunal, l’aisance verbale – le jeu du je, du faire semblant, n’est venu qu’ensuite.Les parents sont des prolétaires qui se montrent sévères, aimants, drôles. « Je ne sais rien de mon père ; je lui imagine trop de pudeur, de douleur, pour faire partie de ces gens qui pensent que la parole libère. » Les Brakni rasent un peu les murs, c’est une ère à courber l’échine.