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©-DR-LES ADIEUX à LA REINE de Benoît Jacquot (2012) p7
20/04/2014 11:23
Entretien avec Benoît Jacquot
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Q-Quel a été votre premier attrait pour le livre de Chantal Thomas ?
R-Je pense que ce qui m'a sollicité immédiatement et qui m'a donné envie d'en faire un film, c'était l'espèce d'équation posée par le livre entre des événements historiques qui ont bouleversé le monde et la trajectoire - pendant le temps et l'espace clos de ces événements - d'une femme qui les éprouve et qui réagit à sa façon. C'est-à-dire quelque chose d'à la fois très universel et très ample, qui est le mouvement historique violent de ce moment-là et quelque chose de trèsintime et de très singulier, qui est la répercussion personnelle chez cette femme de ce qui se passe. Comment avez-vous déplacé ce roman vers votre cinéma ?
On le déplace par des déplacements, justement, par des changements très radicaux, et avec la complicité de l'auteur, qui est toujours vivant. Donc il faut que ce soit quelque chose qui, en principe, ne heurte pas l'écrivain. Là, en l'occurrence, il y avait deux décisions très fortes à l'égard du livre. Premièrement, que ça ne passe pas par une rétrospection, ce qui est le fait du livre. Dans le livre, c'est une femme qui se souvient de ce qui lui est arrivé. Et ce qu'elle raconte, c'est son passé qu'elle refait présent en se souvenant, mais c'est quand même quelque chose qui est révolu pour elle. Et moi, j'ai voulu que ça se passe réellement au présent, constamment. C'est-à-dire que ce que le film montre le présent de ce qui se passe, au moment où ça se passe. Et puis, la deuxième décision radicale, c'est que j'ai rajeuni très fortement le personnage qui, dans le livre, avait une cinquantaine d'années et qui, dans mon film, a vingt ans. Pourquoi cette envie de rajeunir le personnage de Sidonie ?
J'avais besoin pour rendre immédiatement sensible ce qui traverse cette désormais très jeune femme de sa jeunesse justement. Pour que sa vulnérabilité, sa sensibilité, sa perméabilité, sa porosité à ce qui est en train de se passer soit immédiatement vraisemblable de par son jeune âge. Il fallait qu'elle ait encore un pied dans l'enfance ou dans la post-adolescence, qu'elle ne soit pas encore engagée entièrement dans le monde adulte, qu'elle soit encore en devenir d'être adulte et que du coup, les événements la traversent selon cette identité non encore accomplie. On retrouve cette idée de passage, de rite initiatique...
Oui, de passage. C'est un passage. Ça, ça se passe souvent comme ça dans mes films, que ce soit dans un sens ou dans l'autre d'ailleurs. Que ce soit des très jeunes femmes qui vont vers le monde adulte ou au contraire des femmes qui finissent d'être jeunes, c'est toujours un passage, un seuil à passer. Et c'est ça que j'aime filmer. Comment avez-vous travaillé la temporalité des Adieux à la reine ?
Pour moi, un film, c'est un organisme qui doit respirer selon un rythme qui est comme une respiration, très divers, haletant ou au contraire serein, paniqué ou se calmant. C'est une respiration ou même un rythme cardiaque parfois. C'est pour ça que pour moi c'est aussi très important que le film s'incarne, s'enroule ou se déroule autour d'un personnage qui s'inscrit lui aussi organiquement dans le film et qui est le film, en quelque sorte. C'est le personnage de Sidonie qui vient de nulle part et qui va nulle part. Au début du film, elle se réveille. À la fin du film, elle disparaît dans la nuit et les derniers mots qu'elle prononce, ce sont «Bientôt, je ne serai plus personne». Oui, bientôt, quand le générique va apparaître. Elle fait corps avec le film. Les autres sont là, visibles dans le film, mais visibles par elle. C'est toujours elle qui est le corps du film. J'ai peut-être fait ça déjà, souvent, mais peut-être là encore plus radicalement que d'ordinaire. Enfin, je dis ça, mais je ne suis pas sûr (rires). Certains plans peuvent se recouper avec La Fille Seule...
C'est à dire que ce que je fais faire aux femmes, d'ailleurs pas seulement aux jeunes, même à Isabelle Huppert, Isabelle Adjani ou Catherine Deneuve, ce que je leur propose de faire, elles ne peuvent le faire vraiment que d'une seule façon, car ce sont des actrices authentiques. Et cette façon, c'est une certaine façon d'avancer, de se détourner, d'affronter ou quelque fois de fuir, qui est commune à toutes. Elles sont liées, je les connais comme ça. C'est important pour vous d'inscrire le tournage dans le mouvement, sur un rythme assez rapide ?
Pour moi, c'est très très important que les actrices que je vais filmer n'attendent pas, qu'elles n'aient pas le temps de réfléchir. C'est presque quelque chose d'athlétique. Un sportif qui se lance dans une compétition ou dans un entraînement, ne réfléchit pas au moment où il doit y aller, peut-être avant pour se préparer, essayer de penser ou proportionner sa course, mais seulement avant, pendant, il ne pense pas. Mais vous savez, pour pouvoir aller vite, on prépare tout le plus précisément possible. Et l'implication des actrices concernées est très forte dans cette préparation, on approche du trou, et quand on tourne, on est au bord du trou, alors là, on saute, et c'est elle qui se débrouille, c'est à elle entre «moteur» et «coupez», ce moment lui appartient. J'attends un instant, une grâce ou un charme, ou une rencontre entre ce que je donne et ce que l'acteur reçoit et me rend, il y a quelque chose comme ça qui se passe presque forcément dans un état de nécessité violente, puisqu'il faut tourner. Même ce bruit est violent (il frappe dans ses mains, NDLR). Comment on trouve une harmonie entre ces trois comédiennes ( Léa Seydoux, Diane Kruger et Virginie Ledoyen) ?
* D'abord on s'approche quand on ne les connait pas. En l'occurrence, je connaissais un peu Léa, mais je ne connaissais pas Diane. Mais Léa, la connaître un peu, c'est déjà la connaître beaucoup, parce qu'elle est très vite exposée,visible,même si elle a des secrets profonds, sa façon d'être est immédiatement sensible Diane, c'est plus compliqué, elle est plus réservée, elle se tient plus, elle se retient plus, sans doute et elle a besoin de penser, de réfléchir à ce qu'elle fait et ça, la vitesse du tournage que j'ai instituée ne lui a pas permis de réfléchir. Alors, c'était intéressant, parce que comme elle ne me connait pas, elle était très stupéfaite par ça, elle avait l'impression qu'on y allait tout de suite sans avoir rien dit, la caméra est là, le décor est là, elle a son costume sur elle, «alors maintenant, vas-y, joue !» Et ça, c'était bien, parce que ça produisait une espèce de chose plus hésitante, plus indécidable,plus ambigüe. Et le rôle est très ambigu constamment, donc il y a quelque chose de plus improbable qui trainait derrière cette allure nécessairement donnée par le décor, la coiffure, le costume et le reste derrière, il y avait quelque chose qui vacillait parce qu'elle se demandait où elle mettait les pieds. Parlez-nous de vos retrouvailles avec Virginie Ledoyen.
J'ai tourné deux films avec elle (Marianne et La Fille seule, NDLR), presque coup sur coup et après, pendant plus de quinze ans, on ne s'est pas vu avec une caméra. Le propos, c'était de la retrouver avec une caméra. Parce que quand je tournais un autre film, je l'avais entendu me dire qu'elle aimerait bien refaire un petit truc avec moi. Donc sur le coup, je lui ai dit non. Par contre, ça m'est resté dans la tête et là, je me suis dit que ça lui plairait. En dehors de ça, la première fois que j'ai fait tourner Virginie, c'était dans l'adaptation d'un roman de Marivaux qui s'appelle Marianne, elle avait 17 ans et ça se passait à peu près à l'époque des Adieux à la reine. D'ailleurs, dans le film, Léa lit à un moment donné quelque chose que j'ai filmé avec Virginie. Et à la fin, quand Virginie se retrouve déguisée en soubrette parce qu'elle a donné sa robe à Léa, elle se retrouve dans les costumes où moi, je l'ai filmée quand elle faisait Marianne. Il y a un espèce de jeu, de petit tourniquet entre les deux rôles et les deux actrices que j'aimais bien et que je crois, elle aimait bien aussi. On se pose la question de rendre moderne un film historique ?
Le rendre moderne, c'est pas tellement mon affaire parce qu'après tout, le film est d'une certaine façon très classique. Mais c'est créer une espèce de plein-pied tel qu'entre le film et ses éventuels spectateurs, la question ne se pose plus de l'époque définitivement révolue. Ça se passe maintenant, au moment où on levoit, ça a cette présence qui est amenée autant que possible par les interprètes, qui fait que ça ne peut se passer que maintenant. Mais il y a évidemment derrière l'idée que ce qui est projeté se passe pendant la projection, mais que ça représente quelque chose qui s'est passé il y a bien longtemps. D'où l'idée d'éviter tout anachronisme...
Oui, parce que dès qu'on est arrêté par un anachronisme, s'il y a quelque chose qui déroute la vraisemblance, on est immédiatement distrait du présent du film. Et c'est ce que je veux éviter. Comment avez-vous recréé ce «monde-là» du Versailles de 1789, ces coins et ces recoins ?
Le livre de Chantal Thomas était déjà très informé. Par ailleurs, j'ai déjà fait des films qui se passent au 18e siècle, c'est le même créateur de costumes qui a fait quasiment tous mes films en costumes, donc on connaît nos pratiques, j'ai un conseiller historique qui est toujours le même. Voilà, je connais, je m'informe, mais au moment où je le fais, je ne veux plus me souvenir de rien. Ça, ça fait partie du travail de préparation, on regarde les images, des tableaux, on voit des portraits, des tissus, on repère des lieux, on les aménage de façon aussi vraisemblable que possible. Pour ce qui est de l'état de Versailles dont vous parlez, moi j'ai lu beaucoup Saint-Simon et ce qu'il décrit est très très au-delà de ce que moi, je représente. C'est intéressant, car ce film est traversé par des moments cocasses, grinçants, voire comiques.
Oui, il y a du saugrenu, du cocasse, c'est un peu grinçant parfois. Mais moi, il y a toujours eu des choses dans mes films qui m'ont fait marrer. Mais ça fait pas marrer la terre entière (rires). Dans Le Septième Ciel, il y a des choses qui me font marrer et à certains moments, on se demande si ça ne va pas bifurquer dans une comédie conjugale. Dans Pas de scandale, il y a des trucs qui me font marrer aussi. Il y a un dîner de famille à la fin qui est assez stupéfiant avec Luchini, Lindon, et des espèces de personnages presque de caricature, et je me rappelle qu'on s'amusait beaucoup en le tournant et que même en le voyant, je trouve ça assez cocasse. Il y en a, d'autres aussi de moments marrants. Enfin, pour moi (rires). C'est peut-être de moins en moins entre moi et moi, ou entre moi et quelque peu d'autres. Mais vous savez, celui-là, je crois bien que c'est la première fois qu'on me dit qu'il y a des trucs marrants. Le producteur, qui est très heureux du film, parfois, il se marre vraiment. Et moi, vraiment, il y a des trucs qui me font beaucoup rire, chez les nobles, des têtes, des jeux de mots, des façons de parler qui me font rigoler. On ne peut pas s'empêcher de voir votre film en résonance avec l'époque actuelle.
Oui, c'est comme ça et pas autrement. Je n'ai pas du tout travaillé à ça, mais le film est travaillé par ça, nécessairement, parce que le film est d'aujourd'hui, et que le aujourd'hui le traverse, le travaille. Même si moi, je veux bien penser qu'il y a des échos. Dès qu'il y a un état de panique du côté du pouvoir, il y a des échos avec la nuit des temps et avec les temps à venir. Quant aux temps présents, n'en parlons pas, donc oui, bien sûr, il y en a. Là, maintenant, immédiatement, je pense au palais de l'Elysée le soir du second tour (rires). Il va y avoir une espèce de ruche, de couloir, de trucs à emporter, de trucs à cacher, à brûler même...
On peut imaginer Carla Bruni en Marie-Antoinette...Ça pose aussi la question du pouvoir, et par extension le pouvoir dans ce milieu très particulier du cinéma ?
Le temps du film, je règne et je ne fais de mal à personne. Au contraire, je fais des films, éventuellement, ils sont réussis, je fais travailler des gens et j'essaye derendre grâce à des êtres que je trouve beau. Je ne me sens pas du tout en faute et j'exerce un pouvoir absolument consenti, c'est un pouvoir voté, les gens peuvent toujours s'en aller (rires). Comment envisagez-vous l'après Les Adieux à la reine ?
Depuis maintenant plus de vingt ans, je me suis débrouillé ou arrangé pour ne jamais finir un film sans en avoir un autre en préparation. Là, je vais souffler un peu, je crois. Je sais qu'il y a au moins deux films qui sont définis, mais je ne sais pas dans quel ordre je vais les faire et je vais le décider quand celui-là sera bien sorti pour voir ce qui se passe. J'espère beaucoup qu'il sera vu le plus possible, parce que je ne l'ai pas fait du tout à usage restreint.
Par Laure Croiset (22/03/2012 à 12h09
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©-DR-LES ADIEUX à LA REINE de Benoît Jacquot (2012) p8
20/04/2014 11:59
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©-DR-LES ADIEUX à LA REINE de Benoît Jacquot (2012) p9
20/04/2014 12:05
Xavier Beauvois : Louis XVI
(que je préfère mille fois au Louis XVI de Sofia Coppola
dont j'aime néanmoins beaucoup le film)
& Diane Krüger : Marie-Antoinette
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©-DR-LES ADIEUX à LA REINE de Benoît Jacquot (2012) p10
20/04/2014 12:14
Entretien avec Chantal Thomas
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* Q-Quelle a été votre réaction en voyant le film de Benoit Jacquot ?
R-Je ne me suis pas souvenue du livre. Je l’ai regardé comme si ça m’advenait. L’histoire se déroulait dans un registre neuf et inconnu mais avait évidemment des échos extraordinairement familiers. C’était les deux : mon livre et son film.
Connaissiez-vous son cinéma ?
Benoit et moi avons des horizons intellectuels proches. Lorsque j’ai vu « Au fond des bois », par exemple, j’ai tout de suite pensé, à raison, qu’il était un lecteur très intense de Bataille. J’ai aimé aussi la manière dont nous nous sommes rencontrés en 2002 autour d’un débat sur l’adaptation littéraire.Il venait de lire mon livre.C'est un enchaînement tout à fait étonnant, non?
Vous avez écrit plusieurs ouvrages sur Sade. Benoit Jacquot lui a consacré un film. Il y a des correspondances entre vous.
Je ne crois pas qu’il s’agisse d’un hasard. Très peu de personnes, en France ou ailleurs, ont fait des films sur Sade. Benoit est vraiment inspiré par la beauté de la langue française et par un certain principe de cruauté lorsqu’il est pris dans une élégance particulière. C’est très exactement ce que j’aime chez Sade.
Avez-vous suivi les étapes de l’adaptation ?
Je ne suis pas du tout intervenue dans le processus mais Gilles Taurand et Benoit m’ont fait suivre les différentes versions du scénario.
Quelques personnages, franchement cocasses, du livre, sont sacrifiés, notamment celui du capitaine de Laroche, Capitaine Gardien de la Ménagerie. Les animaux dont il a la responsabilité, sont malades. Lui-même pue. Laroche est vraiment prémonitoire de ce qui va se produire ?
J’ai adoré découvrir ce personnage en fouillant dans les archives. Louis XVI l’aimait bien et je trouvais qu’il en disait long sur cette époque -pas seulement sur les parfums qu’on pouvait respirer à la cour, mais sur la personnalité du Roi qui appréciait sa compagnie. Pourtant, en visionnant le film, je n’ai pas pensé une seconde que Laroche manquait à l’appel. Ce que Benoit a ôté du livre resurgit autrement. Il a déplacé les choses. Prenez la promenade, magnifique, que fait Léa/Sidonie sur le Grand Canal. Quand j’ai écrit cette scène, Sidonie, ma lectrice, était juste esseulée. Aucune annonce de déclin n’était indiquée. Lui, a rendu ce plan extraordinairement fort : dès l’instant où elle met sa main dans l’eau et qu’un rat apparaît, on sent les prémisses du naufrage à venir. Du livre au film, les signes se répartissent différemment.
Parlez-nous de la Petite Venise, le quartier où se déroule cette scène.
C’était un quartier que Louis XIV avait installé, tenu par des familles d’Italiens. Le Grand Canal était couvert de bateaux – des gondoles- on a du mal à imaginer ça, n’est-ce pas ? Les gens s’y promenaient le soir en bateau. A cette époque, Versailles était un lieu incroyablement animé. Il y avait des guinguettes tout le long des grilles -c’est une chose que j’ai adoré retrouver dans le film - et beaucoup de marchands. Partout dans Versailles, à l’entrée, dans les couloirs, les gens essayaient de vendre des choses, et saviez-vous qu’il suffisait de louer une veste à l’entrée du château pour pouvoir assister au déjeuner du roi ? C’est merveilleux, non ? On n’entre plus ainsi dans les lieux de pouvoir.
Autre passage sacrifié, l’incroyable ballet de ceux qui partent et de ceux qui arrivent durant la nuit du 16 juillet. Des scènes irrésistibles.
On raconte toujours Paris durant la révolution. Jamais Versailles. Or Versailles était justement le point de départ de mon livre. J’adore cette idée que la conviction de certains royalistes ait été assez forte pour qu’ils se rendent à Versailles comme vers un refuge naturel, pendant que les autres s’enfuyaient. C’est un double mouvement ; très théâtral. Mais le parti pris de Benoit Jacquot est de ne jamais lâcher la lectrice. Elle joue le rôle d’un guide, tout est vu en fonction d’elle. Il lui devenait impossible de retenir ces allers et venues puisqu’elle n’y participe pas. La dimension religieuse apparaît également peu dans le film. La religion est pourtant l’une des grandes raisons qui expliquent que Louis XVI n’ait pas compris la révolution : il était hanté par l’idée de ne pas verser de sang et voulait à tout prix éviter une guerre civile. Et puis sa cour est en deuil. Celle du film est plus jeune, davantage dans l’incertitude des désirs. C’est cela qui rend le film si frémissant.
Le film comme le livre rapportent les conditions de vie insensées des nobles de la cour, entassés dans des appartements minables donnant eux-mêmes sur des couloirs lugubres.
C’était vraiment comme ça. On nous parle toujours de Versailles et de ses grands appartements en oubliant qu’il s’agissait essentiellement des appartements du Roi et de la Reine. Où logeaient les autres - trois mille personnes environ, soit l’équivalent d’un petit village ? Et bien, ils s’entassaient sous les combles, dans des espaces réduits où ils se sentaient mal à l’aise. Leur seule consolation était les rituels de cour. Durant ces jours de juillet où ils voient leur monde s’effondrer, leur angoisse est d’autant plus forte qu’ils n’ont plus de cérémonial auquel se raccrocher. Ne restent plus que ces trous à rats dans lesquels ils habitent. Et il y a aussi cette masse de domestiques qui est déjà au courant de ce qui se passe à Paris et intensifie leurs peurs… C’est vraiment un monde qui tombe.
Malgré la hiérarchie très forte qui règne à la cour, on sent une grande mixité entre les maîtres et les domestiques.
Exactement comme en Amérique latine aujourd’hui. On retrouve aussi cela dans les pièces de Tchekhov. C’est la société bourgeoise qui a cassé ces rapports. Les romans (ou les films) historiques ont ceci de passionnant qu’ils font resurgir des blocs entiers d’inconnu qui heurtent profondément notre présent.
« Les Adieux à la Reine » est paradoxalement très raccord avec l’époque actuelle…
J’ai écrit ce roman pendant et après le 11 septembre et ce n’est pas du tout anodin, en ce sens que, même si aujourd’hui l’information est incroyablement démultipliée, d’une certaine façon, rien ne change. Si un événement monstrueux doit se produire, comme ce fut le cas au World Trade Center, il se déroule dans la stupeur. Nous ne sommes pas mieux préparés qu’on l’était en 1789. En voyant le film de Benoit Jacquot, j’ai d’ailleurs été frappée par la façon dont Léa/Sidonie évoque l’innocence perdue. Sidonie voit le monde d’en bas, de très bas. C’est une personne qui lève les yeux vers les autres, par admiration ou désir. Nous sommes comme elle, nous ne dominons rien. C’est pour souligner ce parallèle que je n’utilise pas le langage du XVIII ème siècle dans mes livres. Pour éviter l’exotisme et ne pas enfermer le lecteur dans une sorte de musée Grévin qui lui rendrait le passé momifié. Et le film rend magnifiquement cette intention. Les personnages, les décors, les dialogues, tout est très souple.
Et très sensuel.
Oui, d’une sensualité constante. Je suis folle de la scène qui se déroule dans le cabinet doré. En la découvrant, c’était comme s’il me venait de l’extérieur et par une grâce incroyable ce que j’avais imaginé. L’or est là, Marie-Antoinette semble sertie d’or. Elle est au centre, couverte de bijoux, elle étincelle. La façon dont Benoit Jacquot rend sa beauté touche à quelque chose d’archaïque. Elle est une figure qui brille, on ne s’interroge pas sur qui elle est vraiment.
Le film et le livre dépeignent une personnalité incroyablement contrastée.
Benoit Jacquot a très bien saisi les points de crispation qu’elle a sur la frivolité- une crispation presque nerveuse alors que tout chavire autour d’elle. Il montre également sa maturité. Marie-Antoinette a une vraie lucidité sur les événements. C’est une femme enfant, pas du tout formée à la politique - sa mère a tout fait pour qu’elle n’y entende rien -, mais face à l’adversité, elle ne tremble pas et garde une grande stature intérieure. Les femmes de son époque, comme celles du XIXe, me touchent profondément : à cause de toutes ces réserves d’intelligence et de capacité à déchiffrer le réel qui sont restées en friche.
L’amour qu’elle éprouve pour la duchesse de Polignac la rend plus émouvante encore.
Marie-Antoinette a une sensualité exacerbée et un sens esthétique très étonnant. Elle était passionnée par le vêtement et l’univers filmique de Benoit Jacquot le rend admirablement. Ce sont des caresses qui passent d’une femme à une autre-et pas seulement par la peau-par les tissus, la brillance des cheveux,des gestes voyez la scène où son coiffeur lui ôte sa perruque au moment où elle comprend que la Polignac va partir : en un plan, il résume tout un chapitre et exprime magnifiquement le désarroi qu’elle éprouve alors.
Dans vos travaux, vous insistez beaucoup sur le fait que Marie-Antoinette et ses dépenses somptuaires sont sans commune mesure avec celles engagées dans la guerre d’indépendance. En gros, la dette du royaume ne lui est pas imputable.
N’importe quelle guerre coûte beaucoup plus cher que des toilettes ou même des jardins bouleversés. Il y a quelque chose d’assez fou dans les accusations qu’on porte à son encontre. Dans les biographies consacrées à Louis XIV, personne ne s’indigne qu’il ait laissé le royaume dans un tel état financier. Sans parler des guerres perpétuelles qu’il a menées, Louis XIV est quand même quelqu’un qui commence par construire un Petit Trianon tout en mosaïque -en carreaux de Delphes. Mais finalement, ça ne lui plait pas, il le fait donc détruire et en construit un autre. La dette qui a fait couler le royaume commence avec la fin de son règne. Louis XVI et Marie-Antoinette ont vraiment été des boucs émissaires. Mais leur culpabilité continue de hanter l’imaginaire collectif.
Revenons à la modernité des « Adieux à la Reine ».
J’aime la curiosité qui anime le XVIIIe siècle. On veut tout essayer, on voyage beaucoup, on découvre constamment de nouveaux horizons. Au même moment, se fissure l’idée d’un monde protecteur. Ces mêmes sentiments nous animent aujourd’hui. Voyez la scène où les nobles s’apprêtent à partir : ils plient leurs affaires en hâte dans les carrosses en essayant d’emporter le plus d’objets possible. Comme n’importe quels membres d’un gouvernement limogé, ils prennent la fuite.
Parlez-nous de Jacob-Nicolas Moreau, l’historiographe du royaume.
Devant la gravité des évènements, le Roi lui avait demandé une épître qui serait lue dans les églises et menacerait les insurgés du châtiment divin. Mais son épître n’avance pas ou très difficilement parce qu’il est perpétuellement dérangé. C’était un personnage très critique à l’égard de la noblesse. Jacob-Nicolas Moreau estimait que les privilèges dont elle jouissait devaient vraiment s’accompagner de devoirs. Il avait sa propre lecture de la révolution et considérait qu’elle était le prix à payer pour la sécheresse de coeur des courtisans. Dans le rôle, Michel Robin est formidable.
Jacob-Nicolas Moreau travaille, lit, mange et dort sur un immonde galetas. Drôle de bureau.
C’est ce que j’aime tellement tout au long du film et dans le livre aussi : tout le monde vit légèrement en dessous. Et pendant ce temps, au-dessus, tout branle et va tomber.
Comment vous est venu ce goût pour le XVIIIème siècle ?
C’est en rédigeant une thèse sur Sade que j’ai commencé à beaucoup lire sur cette période. Plus tard, au CNRS, j’ai travaillé sur la presse ancienne. La lecture des journaux d’époque m’a passionnée. J’ai compris que, les gens étaient animés des mêmes invraisemblables interrogations que nous-mêmes portons aujourd’hui sur l’avenir. En écrivant « Les Adieux à la Reine », j’ai voulu rendre sensible ce temps suspendu et incertain.
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Pour d'autres interviews de B.J ou autre https://fr.wikipedia.org/wiki/Les_Adieux_à_la_reine_(film)
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©-DR-LES ADIEUX à LA REINE de Benoît Jacquot (2012) p11
20/04/2014 12:33
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