Critique publiée par Dream le 21 août 2013 (modifiée le 21 août 2013)
Dans "Jeune & Jolie" une phrase revient régulièrement : « tu fais la pute. » Cette phrase, lorsqu'elle est prononcée, illustre toujours l'incapacité des personnages à poser le regard juste sur leur interlocutrice, Isabelle. Leur réaction emplie de dégoût est primaire, et liée davantage au « je » (eux) qu'au « tu » (elle). Ils jugent avant de comprendre, ou tout du moins d'essayer de comprendre. Ce qui met tout de suite une barrière entre eux et elle. Il s'agit généralement de la sphère parentale, mais c'est en fin de compte à la sphère sociétale toute entière que cette barrière s'étend.
Une société où les individus ne cessent de juger les autres, faisant de leur subjectivité une objectivité à laquelle personne ne peut échapper. Les spectateurs qui, de toute évidence, ont jugé hâtivement ce film, se comportent exactement de la même manière. Enlisés dans leur attitude préjugeante, dans le jaillissement du « je » qui ne laisse aucune place au « tu » (ici, François Ozon), ils semblent incapables de vouloir comprendre le personnage qu'ils ont sous les yeux, préférant la condamnation à la réflexion.
Pourtant, pas de doute possible, "Jeune & Jolie" n'est ni vide, ni vain, ni misogyne. Le film ne nous parle pas d'une pute, il nous parle d'une personne. Il n'expose pas son corps, il expose sa mélancolie. Les scènes de sexe, dont nous pouvions redouter la teneur, échappent totalement à une notion de sensualité, de sexualité, ou de plaisir complaisant de la part du cinéaste et du spectateur. Le voyeurisme suggéré par le premier plan, les jumelles étant une extension de la caméra, ne sera pas du tout le crédo du film. De voyeurisme il n'y a pas. Les scènes de sexe sont toujours très brèves, coupées étrangement, comme précipitamment. Nous n'y voyons pas une espèce de fantasme masculin, qui se réjouirait de soumettre la femme, de posséder son corps.
François Ozon n'est pas dans cette optique-là et cela se voit. Ces plans sont frigides, glaciaux, et le corps de la femme n'y est certainement pas dégusté. Ces plans, où la nudité est présente sans être vicieuse, sont en plus de ça toujours suivis de contre-points étonnants, qui tranchent tout de suite avec l'acte sexuel en le dénaturant de son essence érotique. Empêchant le spectateur de ressentir le moindre plaisir oculaire, tant la contemplation n'est pas permise par cette réalisation qui n'est pas nécessairement pudique, mais qui montre tout simplement autre chose. En somme, dans les scènes de sexe, ce n'est pas du sexe que nous voyons. C'est une intimité qui met en lumière, de manière plutôt brutale, le côté insaisissable, mélancolique, d'une adolescente.
C'est cela qui intéresse François Ozon : qui est Isabelle ? Pourquoi est-elle parfois si froide, si distante, si mystérieuse ? Pourquoi semble-t-elle si sensible et en même temps si insensible ? Le réalisateur, en pénétrant l'intimité de cette jeune femme, n'essaie pas d'assouvir un fantasme et ne s'intéresse pas à la sexualité. Il s'intéresse à ce qui se cache derrière. Il essaie, en définitive, de comprendre une femme. De façon, à mon sens, pure, généreuse, empathique. En tant que spectateur, je me suis mis dans cette position-là. Je n'ai pas pris l'air affecté de rigueur quand Isabelle se prostituait.
Je n'ai pas eu l'intention de sortir de ma salle pour que mes préjugés et mon côté faussement outré soient renforcés. Non. J'ai eu envie de chercher aux côtés de François Ozon, à mettre la main sur ce mystère qui enrobe cette silhouette fine et vulnérable, comme un secret invisible qui plane au sein de chaque plan, et qui contribue à rendre la moindre scène immersive. Nous sommes comme confinés, dans cet univers bourgeois raffiné, habité par une sorte de malaise atmosphérique, qui flotte constamment autour des personnages. Le même genre de malaise qui irriguait la maison du précédent film du cinéaste français.
Il met le doigt, aussi, comme dans son œuvre précédente, sur l'instabilité des individus. De ces individus ancrés dans le monde, respectables, distingués, qui ne sont jamais très loin de franchir la limite de ce qu'il est bon de considérer, en société, « correct ». Comme attirés sans cesse par une part de désir en eux, qui prévaut sur leur raison. De partir de ce postulat lui permet d'écrire des personnages ambigus, qui ne sont pas cadenassés, s'avérant plutôt imprévisibles. Ça passe bien souvent par des scènes à l'issue incertaine, à l'ambiance malaisante.
Qui permettent d'accentuer, encore, cette force immersive, quasi-attractive, qui se dégage du film. Dont le référent est évidemment Marine Vacth, qui attire l'œil de la caméra non pas pour sa beauté mais pour sa dimension mystérieuse. Son visage s'ancre en nous, il sort de l'écran pour jaillir dans nos esprits et y rester. En sortant on se souvient d'un regard fuyant, d'une mèche de cheveux, d'une bouche hésitante. Sans désir, sans plaisir, mais la tête pleine de questions.
On en revient au « qui est Isabelle ? ». Une jeune femme qui détonne avec son environnement social. Perdue, embrumée, dans le temps comme dans l'espace (les chansons de Françoise Hardy le mettent en évidence, dont un contre-point sublime (Hardy / M83)). C'est pour cela que je ne comprends pas ceux qui sortent de ce film en contestant un soi-disant propos du cinéaste qui s'apparenterait à un infâme « toutes des putes ». Je n'ai pas regardé Isabelle comme une « toutes ». Elle est singulière, exceptionnelle, elle existe en tant que personnage unique et non pas en tant que généralité.
C'est d'ailleurs cette singularité qui fait la force du film. Ne pas l'avoir vu, ne pas l'accepter, c'est n'avoir rien compris à ce que François Ozon nous montre. Pour ma part j'y ai vu une adolescente indépendante affectivement, incapable d'aimer, qui vend son corps pour, d'une manière ou d'une autre, ne pas se sentir crouler sous le poids du détachement auquel elle semble condamnée. C'est d'ailleurs dès lors qu'elle est aimée qu'elle décide de retomber dans la prostitution. Parce qu'elle a peur de cette insensibilité et ne parvient, visiblement, à l'oublier que lorsqu'elle entretient ces rapports jugés indécents. Son plaisir n'est pas d'ordre physique, il est d'ordre émotionnel.
Pas d'explication balourde sur l'absence du père et la recherche d'amour paternel. Pas non plus de morale sur ce qui est bien ou ce qui ne l'est pas. Juste un regard sur une adolescente mélancolique, insensible et incapable de s'intégrer dans le « nous » (la société) ou dans l'instant présent (la modernité). Une adolescente dont il y a tant à dire, tant à creuser, mais dont les gens ne trouveront qu'à dire que c'est une pute. Pensant, comble de l'ironie, que c'est le film qui est misogyne. Je ne sais pas trop jusqu'où "Jeune & Jolie" est puissant, profond, pertinent ; ce que je sais, c'est que je ne me suis jamais senti aussi proche d'un personnage.