(sous réserve) Ivan Desny : Nardo Rusconi
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LES INROCKUPTIBLES
Une fois, j’ai vu travailler Antonioni.C’était un début d’été à Rome et, au moment de saluer le vieil aphasique, je tenais encore à la main une photographie de Lucia Bosè solaire, en jupon, allongée dans l’herbe. Antonioni me fit signe d’approcher, demanda à voir la photo – cette photo que l’on aperçoit déchirée pour moitié au début de Chronique d’un amour –, ses mains caressèrent alors les contours du corps de Lucia Bosè, son regard se leva vers le ciel à la recherche d’un dernier orgasme partagé, enfoui dans les ruines des années 50.
Lucia Bosè, miss Italie 47, avait à peine 19 ans et n’avait jamais joué la comédie lorsqu’elle rencontra Michelangelo Antonioni. Ce dernier,qui n’avait jamais tourné que des documentaires,apprit à devenir cinéaste en s’efforçant de la faire devenir actrice. Elle n’avait aucune technique et riait tout le temps, saoule du bonheur de faire un film avec son amant, de revêrie,tpour son rôle dans Chronique d’un amour une panoplie de princesse milanaise : fourrures et parures de bijoux.
Antonioni la harcela psychologiquement, l’humilia,la blessa, la gifla en public. Pour qu’elle pleure, pour qu’elle aille chercher en elle un regard de bête traquée. Trois ans plus tard, La Dame sans camélia raconte pour ainsi dire le détail de tout cela : comment un homme s’empare d’une provinciale pour en faire une star et comment cette Jeanne d’Arc de mass media devra mener bataille pour ne plus être l’enjeu des uns et des autres, et arriver à ce que le jeu soit le sens même de sa vie, se battre pour gagner son indépendance d’actrice et non plus être la chose d’un cinéaste.
Bizarrement, Gina Lollobrigida, à qui le rôle fut proposé en premier lieu, le refusa parce qu’elle y reconnaissait trop de sa vie. Et Sofia Scicolone, une figurante qu’Antonioni courtisait, le refusa de peur que cela ne devienne sa propre histoire – elle fera carrière sous le nom de Sophia Loren. Lucia Bosè accepta, in fine.Pour s’en délivrer, être solde de tout compte avec Antonioni, ou tout simplement parce qu’elle savait que ce film ne disait pas sa rêverie,mais celle de toute actrice.
La Dame sans camélia ne sera pas sauvée. Il était impossible qu’elle le soit dans les films d’Antonioni antérieurs à L’Avventura: son sujet alors était Milan,Milan comme métaphore d’une société bourgeoise sur laquelle il apposait un point de vue aussi critique que cynique,par dégoût et fascination des rapports centrés sur le pouvoir. A revoir ces deux films antérieurs à L’Avventura, on mesure ce que lui a légué Lucia Bosè en retour, un premier rapport d’enquête sur la femme, confondue sous l’actrice.C’est-à-dire le début d’une énigme, le commencementd’un doute.
Le Désert rouge, en 64, où la fumée d’usine vient recouvrir la brume de Ferrare, achèvera d’ensevelir le pointde vue : on ne sait plus rien. Le réel commence là où le sens s’arrête. Lacan a remplacé Camus, Monica Vitti a remplacé Bosè. La caméra d’Antonioni s’est approchée du visage de Monica. La folie, perceptible, est avec le silence le dernier refuge à la violence du monde. En 1975, dans un mouvement de caméra insurpassable, un reporter de profession, un passager du monde en somme, choisira de disparaître complètement, laissant sa place non pas à un double mais à un immense vide.
LES DVD
De nombreux suppléments complètent les trois disques du coffret. Au choix : un documentaire d’une heure sur Antonioni,deux de ses courts métrages, un entretienavec le maître etde nombreuses analyses critiques et historiques. Sur Profession : reporter, on se contentera des commentaires audio de Jack Nicholson, sur son expérience du tournage, et d’Aurora Irvine (journaliste) et Mark Peploe (scénariste) sur l’impact culturel du film.
le 01 janvier 2006 à 01h01