Scott Glenn : Bradley (ex agent de la C.I.A repenti)
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L'écran noir (fin)
Baillon rouge
S'il existait un prix du réalisateur le plus censuré de Grande Bretagne, il serait à coup sûr attribué à Ken Loach! La censure outre-Manche travaille dur et a fini par mettre une muselière au sociologue du cinéma durant les années 80. Il dénonce le système capitaliste en tant que force destructrice du lien social, au profit d'une minorité. Mais Loach, insidieux, déstabilise ces "Cupides Stupides". Pourtant, le cinéma britannique frémit : Newell, Leigh, Frears, Gilliam commencent à faire parler d'eux et à séduire le public. Scott est une star. Hitchcock et Lean sont enterrés.
Ken Loach confirme: "Thatcher avait un vrai sens de la lutte des classes, une marxiste inversée. Elle était convaincue que le capitalisme ne pouvait être sauvé qu'en écrasant la classe ouvrière." D'autant que le réalisateur ne se faisait guère d'illusion sur l'action du Parti Travailliste: "La gauche soutient le Labour comme la corde soutient le pendu. Les socialistes ne prennent pas le pouvoir, ils l'abandonnent."Encore récemment, le BBCF a interdit Sweet Sixteen aux moins de 18 ans sous le prétexte d'un langage trop fleuri. Les chastes oreilles des vénérables membres de l'institution avaient été choquées par les 200 "fuck" et la vingtaine de "cunt". (Oh my God!) Les arguments de Ken Loach tiennent pourtant la route:
"Vous vouliez que je leur fasse dire "Juste ciel!"?C'est le langage de la rue, de la cour de récréation. La plupart des jeunes emploient ces mots plusieurs fois par jour. (…) Ils peuvent être choqués par le gore sanglant de la propagande américaine qu'ils sont autorisés à voir, mais pas par ce film. Je me demande quel message le BBCF veut transmettre à ces gens en leur disant qu'ils tombent dans la même catégorie qu'un porno."
Rien d'étonnant à cela puisqu'il avait déjà classé les violents et décadents Le Fabuleux destin d'Amélie Poulain et Les Visiteurs dans la catégorie des interdits aux moins de 15 ans! Si au moins Sweet Sixteen avait choqué pour son contenu, ce gosse laissé à lui-même, devenu racaille pour se faire une place dans cette société cynique...Pour survivre, le cinéaste élargit son champ de vision pour échapper à la censure et s'intéresser aux mouvements gauchistes dans d'autres époques et sous d'autres cieux – comme si l'espoir révolutionnaire était plus facile à vivre sous d'autres latitudes. Carnets de voyages latinos où le sang chaud se déverse dans des tragédies universelles et des combats du quotidien.
Land and Freedom traite de l'engagement d'un jeune Anglais dans la guerre d'Espagne, Carla's Song raconte l'histoire d'une jeune militante sandiniste et de son ami Ecossais au Nicaragua, Bread and Roses évoque la lutte d'employés "hispanos" d'une société de nettoyage contre leurs patrons en Californie. Et pourtant, le message sous-jacent prônant l'égalité passe quand même. Passionné de débats et de collisions d'idées, il organise des scènes d'échanges d'opinions dans ses films (sur la collectivisation des terres dans Land and Freedom, sur l'adhésion ou non à un syndicat dans Bread and Roses).
Même si le point de vue de Ken Loach y est plus qu'apparent, l'équilibre du temps de parole se fait toujours entre chacune des parties… démocratie oblige! Que l'on parle de ballon rond ou d'immigration.Il n'oublie jamais que son cinéma est une tribune. Joutes oratoires où les personnages prennent la parole pour exposer leurs opinions ou convaincre les autres du bien fondé de leur position. Le débat sur un traité politique se tient même dans un tribunal. Justice et égalité. Autrement dit, la politique se constitue, prend forme, s'épanouit de la manière la moins abstraite qui soit: avec des corps, des regards, des voix. Avec une fois de plus, un rôle prépondérant et déterminant donné aux femmes (comme Blanca dans Land and Freedom, Carla dans Carla's Song, Maya dans Bread and Roses). Elles illuminent nos pénombres, rayonnent quand l'Histoire est dans le noir.
Ken le vétéran
La véritable renaissance artistique de ce philanthrope contestataire explose dans les années 90 avec la création de Channel 4, la renaissance du cinéma anglais (de palmes d'or en hits au box office) et la venue des productrices Sally Hibbin et Rebecca O'Brien dans son équipe, qu'il ne quittera plus désormais. Même si le monde du travail reste le sujet de prédilection du réalisateur, son style évolue. Il y a toujours ce mélange de nostalgie et d'irrévérence, de lucidité et de foi qui transperce jusque dans les titres de ses films. Du simple My name is Joe (un individu) au doux amer Sweet sixteen en passant par le refrain d'un poème... Il bascule de films historiques en propos contemporains, il tisse une oeuvre épique et pessimiste, poétique et humaniste sur fond de conflitspermanents, destructeurs, lyriques, souvent romantiques. Le cinéma de Loach est un souffle. Celui qu'on expire jusqu'au dernier moment pour assassiner les vautours ou celui qui permet de grimper l'infranchissable... Ce vent qui nous pousse, qui nous envole... Qui nous lève.
Il ajoute parfois l'humour à l'analyse sociale et politique, toujours aussi implacable (comme dans Riff-Raff, un manifeste de l'anti-thatchérisme). Ses héros sont populaires, chaleureux, sympathiques et pratiquent volontiers l'"expropriation révolutionnaire". Jurys et spectateurs adhèrent plus facilement. Dans Raining Stones, les deux compagnons confisquent à peu près tout et n'importe quoi, tels deux moutons égarés sur le gazon de golf (tondu de près) des Conservateurs; dans My Name is Joe, le coach laisse piller un magasin de sport pour équiper les footballeurs qu'il entraîne... La fin justifie les moyens. Des actes isolés et individuels, non des mouvements collectifs, mais qui ont leur impact. On est passé du grand soir au petit matin, de la révolution à la guérilla. Ce qui fait la force du réalisateur est de ne jamais tomber dans le misérabilisme ou le démagogique: il observe, dissèque, analyse d'un œil à la fois impassible mais aussi froidement humain.
Certains* diront qu'il a perdu de sa ferveur caustique et virulente (comme dans Just a Kiss, histoire d'amour inter-ethnique/religieuse compatissante) mais à près de 70 ans, ce réaliste n'a rien perdu de sa verve. Le Vent se lève, récemment palmé à Cannes, le prouve. Loin de la simple reconstitution historique relatant la révolution irlandaise, il prend le parti de montrer les méfaits d'une guerre civile qui déchire les familles, brise les amitiés et anéantit les fratries. Regard pacifiste qui se fond dans ces idoles brûlées, utopies saccagées au nom de rien, et surtout pas du bien. Ces films gagnent en sensualité, en émotivité, en sensibilité. Il demeurent polémistes et toujours ancrés dans le présent, ce futur passé qui laisse traces et séquelles...
Mise au poing
Depuis plus de 40 ans son cinéma respire une forme de simplicité et une certaine vérité, terrain idéal pour faire entendre les marginaux de la société. Alternant non-professionnels, habitants du lieu où il tourne et vedettes, il donne corps et chair à ces sujets. Il prend le temps de discuter avec eux pour connaître leur parcours et leur vécu, afin de savoir si ça "colle". L'essentiel pour le cinéaste est de ne pas tricher.Tout sauf le factice, mais rien contre l'artifice. Il veut garder les émotions intactes de la première lecture du scénario (qu'il ne donne qu'après chaque scène pour ne pas faire tomber l'effet de surprise) et privilégie les improvisations dans les scènes difficiles (comme les disputes). Toute son idéologie passe par la définition des personnages, des Monsieur-tout-le-monde souvent hauts en couleurs, aux caractères bien trempés et une sensibilité à fleur de peau. Il refuse de polir les accents marqués des acteurs (souvent du Nord de la Grande Bretagne) et leur langage parfois trivial pour plus de rentabilité commerciale.
Le naturel prime, que cela plaise ou non. Prolo ou pas. C'est ainsi que pour Riff-Raff et Sweet Sixteen des sous-titres anglais ont été nécessaires pour la diffusion aux Etats-Unis! Là-bas il est un étranger, à bien des égards.Dans sa façon de tourner, Ken Loach emporte l'auditoire par sa spontanéité et son aisance à faire du petit détail du décor naturel typique un acteur essentiel(car il ne tourne jamais en studio). Les dialogues sont filmés avec une certaine distance, où les acteurs sont vus en buste comme si les spectateurs étaient réellement en face d'eux. Même les séquences d'action pure (comme les batailles dans Land of Freedom) sont loin des explosions numériques, au profit de sentiments plus profonds.
Ainsi le cinéaste anglais reste fidèle à ses engagements même si certains critiques lui reprochent la manière trop didactique de ses démonstrations (on a parfois parlé de "réalisme socialiste" de façon bien excessive!). Peut être est-ce un combat d'arrière garde, mais à l'heure des gros canons, on peut être sensible à la "petite musique" de Ken Loach, qui sait nous rappeler que malgré certaines prédictions, l'Histoire n'est pas finie... Et "celui qui ne connaît pas l'Histoire est condamné à la revivre" (Karl Marx). Même s'il n'a cessé de montrer les fêlures et les limites de l'Homme, il a aussi présenté le chemin vers le changement, la rédemption et le progrès. Beaucoup ont emprunté sa voie, défrichée. Parfois plus caustique. Souvent moins brut. Loach l'humble mécano rêveur sait bien qu'il n'est qu'une pierre à un édifice dont le toit brûle. Prières, bières, came, foot, fric, "guns", grève, tout cela est en surface, des "McFuffins" shakespeariens. Sous cette crasse existentielle brille l'amour. Et les idées / idéaux. L'Homme dans son entière dignité, dans sa beauté.
Marie & V.
Bravo !!
* Mais qu'est-ce qu'ils ont fait ceux là !?