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La vision tragique de l’homme, selon Cocteau
Jean Cocteau est attiré par la mythologie. Il s’empare en particulier du mythe Orphée, qui va devenir un fil rouge tout au long de ses œuvres : dessins, pièces de théâtres, films … jusque sur le pommeau de son épée d’académicien.
"Je vous livre le secret des secrets. Les miroirs sont les portes par lesquelles la Mort va et vient. Ne le dites à personne". Cocteau, Orphée, 1925
Cependant, ce n’est pas l’intensité de l’amour d’Orphée pour Eurydice qui le captive mais davantage le voyage parmi les morts, la descente aux enfers, qui symbolise la tragédie des destinées. Cocteau ne cherche d’ailleurs pas à présenter le mythe en tant que tel mais le transpose dans son époque ce qui lui permet d’exposer sa vison de la vie et d’évoquer ses souffrances. En 1950, Cocteau reprend le mythe et le personnage d’Orphée dans le film épo du mm nom avec Jean Marais (Orphée), Dermit (Cegeste) et Maria Casarès, la Princesse symbolisant la mort d’Orphée. L’identification avec le poète est plus tangible : Cocteau a 60 ans et Orphée un poète relégué par la jeunesse.
« Regardez-vous toute votre vie dans un miroir, et vous verrez la mort travailler, comme des abeilles dans une ruche de verre. » Orphée, le film.
L’identification est encore plus évidente dans Le Testament d’Orphée (1959), où Cocteau lui-même tient le rôle d’Orphée. Il est sur certains plans entouré par ses amis Jean Marais, Picasso, Dermit, Francine Weisweiler, François Périer … . etc. C’est son propre testament, en images.Cocteau décide de livrer une dernière fois un regard sur ce qu'est la vie. Il se demande si la mort n'est pas une farce et si nous ne sommes pas, nous humains, condamnés à vivre éternellement.
Des liens plus serrés les unissent. Ces trois films sont les épisodes d’un même cycle centré sur les métaphores de regard. Orphée marque le second temps du cycle après le regard volé, voici le regard interdit. Ce n’est plus en fraude qu’Orphée passe de l’autre côté du miroir, mais muni cette fois d’un sauf-conduit et guidé par un intercesseur autorisé. Mais ce passe-droit exorbitant se paie d’une condition monstrueuse : Orphée qui a vu les enfers ne pourra plus regarder Eurydice sous peine de mort…pour elle.
Orphée et Le Sang d’un poète traitent fondamentalement du même sujet : l’initiation aux mystères de la poésie. Cocteau a souligné lui-même cette parenté en disant qu’avec Orphée, il s’agissait d’orchestrer le thème joué en 1930 avec un seul doigt. Les deux films, toutefois, diffèrent profondément par leur facture. Le Sang d’un poète, financé par un mécène laissant au cinéaste une totale liberté, réalisé à la frontière du muet et du parlant, a l’allure obscure et souveraine d’un film d’avant-garde. Orphée, tout au contraire, doit se conformer au patron du film classique soumis aux impératifs de rentabilité. Il doit atteindre sans le décevoir le grand public de L’Éternel Retour et de La Belle et la Bête.
Mais avec Orphée, Cocteau a pris des risques, car il s’empare d’une forme narrative très contraignante — l’histoire classique que l’on suit et dont on veut connaître le développement logique — et cherche à l’ébranler, à la fissurer pour y faire sourdre, selon sa méthode, la poésie. En outre, le tragique s’y mêle non pas au franc comique, avec lequel il fait souvent bon ménage, mais au ridicule naissant qui l’enlaidit et le subvertit. Et le héros lui-même, ce Jean Marais si beau, si noble, voit parfois sa beauté se fendiller.
Conscient de l’ambiguïté de son film, le poète l’entoure de précautions particulières. Plus visiblement, plus anxieusement encore que d’habitude, Cocteau veut être l’instituteur du public dont les maladresses de lecture le font souffrir. Il craint pour ses effets et, à l’intérieur même du film, les signale d’un bout de dialogue, d’un mot plaisant qui attire l’attention sur eux. Le metteur en scène, cette fois, est devenu souffleur.
La carrière et la réception d’Orphée apparaissent, avec le recul, assez contrastées. D’une part, le film reçoit un certain nombre de prix et de récompenses à sa sortie,notamment à la Biennale de Venise en septembre 1950, mais d’autre part, la critique lui réserve un accueil à rebrousse-poil à cause de la satire d’un existentialisme où elle commençait à installer confortablement ses repères. Côté public, à défaut d’un véritable succès d’audience, Orphée obtint d’emblée l’estime des amateurs. Le film est en outre bien reçu à l’étranger où il contribue avec éclat à entretenir le prestige du cinéma français. Mais financièrement, il ne sera rentable que sur la durée.
Après Orphée, Cocteau a désormais la réputation d’un auteur de « films difficiles » et devient un investissement à risque vis-à-vis duquel Jean Marais lui-même prendra discrètement ses distances. L’auteur de La Belle et la Bête est en quelque sorte banni des studios, et il lui faudra attendre huit ans avant de pouvoir entreprendre un ultime tournage d’envergure. Ce sera Le Testament d’Orphée, production atypique s’il en fût, dont personne ne voulut et qui ne put être tourné que grâce à l’apport décisif de ses amis.