Analyse d'ARTIFICE
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Anne-Michèle Fortin (2002 - Montréal)
La belle et la bête, ou le conte selon Cocteau
Dans La belle et la bête, Cocteau s'immerge dans l'univers magique et pittoresque du conte de Madame Leprince de Beaumont. Il n'est plus question d'un récit écartelé entre onirisme et réalité comme dans la trilogie des films orphiques, où le mythe antique se marie avec la modernité, où l'espace-temps est dissout. Dans La belle et la bête, les éléments les plus banals du film contribuent à créer un climat féerique. Cocteau, dans ses entretiens avec André Faigneault, soutient qu'il s'est intéressé à ce conte en particulier parce que c'est « un conte de fées sans fées. » Ainsi, dans La belle et la bête de Cocteau, tout réside dans l'association des éléments propres à l'expression cinématographique et à la mise en scène pour créer des moments poétiques. Cocteau affirme à cet effet que la scène où les deux sœurs de Belle se rendent dans la basse-cour et s'assoient dans leurs chaises à porteurs en invectivant les poules et les petits laquais est à ses yeux l'une des plus poétique de tout le film.
Cocteau instaure un climat de réalité merveilleuse dès le début du film. Le spectateur pénètre dans le conte comme la flèche tirée par Avenant atterrit dans la chambre des deux horribles sœurs de Belle. Celles-ci se révèlent rapidement aussi détestables que dans notre imaginaire d'enfant. Nous retrouvons le frère taquin, plein d'affection pour Belle, et Belle, qui est agenouillée, telle une Cendrillon, en train de cirer le parquet - qui veut être brillant comme un miroir pour refléter sa beauté .Vient ensuite Avenant, l'amoureux impétueux qui clame son amour comme tout bon prince charmant. Dès cette première séquence, Cocteau baigne le visage de Josette Day dans une lumière qui lui donne un aspect incandescent, alors que tout autour s'égare dans une semi-pénombre. Un tel usage de la lumière, qui est récurrent dans tout le film, n'est pas sans rappeler les oeuvres de Josef Von Sternberg, qui savait magnifier le visage de Marlene Dietrich en l'inondant d'une lumière presque divine. La ressemblance de Belle, qui porte un voile blanc autour de la tête, avec le tableau de Vermeer intitulé The girl with a pearl earring est alors frappante et rappelle encore une fois la polyvalence de l'artiste Cocteau.
La belle et la bête, à l'instar de toute l'oeuvre de Cocteau d'ailleurs, est inclassable. Le film, à plusieurs égards, rappelle l'expressionnisme allemand. Grâce au clair-obscur des éclairages, au brouillard, aux bruits de tonnerre et à la musique de Georges Auric, Cocteau parvient à créer une atmosphère épaisse et lourde autour du château de la Bête lorsque le père de Belle s'égare dans la forêt. Quand le vieillard pénètre dans le château, cette irréalité de l'atmosphère est amplifiée. Les candélabres sont tenus par des bras humains qui sortent des murs, la lumière vacillante que jettent les chandelles accentue les ombres projetées sur les murs et sur le sol, les statues sont autant de visages humains que l'on a figés et qui exhalent de la fumée par le nez et par la bouche. Étrangement, le sentiment qui en ressort n'en est pas un d'angoisse ni d'inquiétude, mais bien de solitude, d'isolement et de nostalgie. Cette mise en phase de l'atmosphère créée par les décors et les éclairages avec les émotions de la Bête n'est pas sans évoquer l'homogénéité propre aux oeuvres expressionnistes. Rudolf Kurtz affirme à cet égard que « le film expressioniste est le résultat d'une réalisation homogène qui se saisit pareillement de toutes les composantes du film et qui les réorganise selon un but précis. »
Il y a certes une rupture palpable entre l'univers de la Bête et le village où habitent Belle et sa famille. Cette rupture s'opère en partie à la manière des films expressionnistes. Le magnifique, ce cheval blanc appartenant à la Bête, est le passeur entre deux mondes, le château reclus de la Bête et la maison du vieillard. Dans Nosferatu, de Murnau, la figure du passeur est également présente à travers le personnage du cocher qui emmène le jeune courtier au château isolé. Le film, à la manière du cinéma d'horreur gothique, oppose également le diurne et le nocturne, associant la rencontre avec la Bête à l'univers sombre de la nuit, qui signifie par ailleurs le monde intérieur, irrationnel, primitif, l'expression désordonnée des pulsions. Nosferatu ne se réveille-t-il pas la nuit pour combler ses appétits sanglants? Cocteau a par ailleurs tenu à représenter ce côté animal de la Bête, que ce soit en la montrant en train de laper bruyamment l'eau d'un lac ou, dévoilant ses instintcs de prédateur, en lui faisant dresser l'oreille au passage d'un daim.
Le son tient un rôle très important dans La belle et la bête, comme d'ailleurs, dans la majorité des films de Cocteau. La musique, composée par Georges Auric, est cette fois « faite à l'image », mais sans être pléonastique pour autant : « La musique était si belle qu'on eut dit qu'Auric, adversaire de la musique explicative, eût volontairement usé de la méthode des contrastes: choeurs lents sur des actions rapides, etc... » La musique contribue à l'instigation d'un climat de poésie malgré la structure narrative de l'histoire. En accord avec la vision créatrice de Cocteau, elle participe à la singularité de l'oeuvre telle qu'il se la représente et telle qu'il la reproduit au cinéma. L'élaboration des dialogues, qui laissent certes transparaître l'homme de théâtre derrière le cinéaste, constitue sans doute la plus grande rupture d'avec l'oeuvre originale et d'avec les autres adaptations qui en ont été tirées. Cocteau, bien connu pour ses narrations parfois musicales en voix off - pensons à la bouche qui demande « De l'air! » dans Le sang d'un poète - exploite ici les voix qui, incantatoires, deviennent le chant du récit. Lorsque la Belle et la Bête se retrouvent, cette façon qu'ils ont de s'adresser l'un à l'autre - par « Oui, la Belle » et « Oui, la Bête » - suggère d'emblée le rituel et ouvre le récit tant et plus raconté sur une voie encore inexplorée.