Certains diront que le lyrisme qui coule de ces Raisins de la colère n’est pas l’œuvre de Ford : au fond, le roman de Steinbeck contenait déjà toutes ces thématiques. Dans une lettre adressée à Lindsay Anderson , Nunnally Johnson (scénariste du film) écrivait : "La contribution de réalisateur est, à mon avis, celle dont on peut tirer le moins de fierté. Il ne contribue pas à l’écriture de l’intrigue, ne fournit pas un seul personnage, ne crée pas une seule ligne de dialogue, tous ces éléments étant ce que j’appellerai les parties prépondérantes [..] La marge de manœuvre permettant à un réalisateur d’exercer ses capacités d’invention et de création me semblent trop étroite pour justifier le mérite qu’on lui accorde". Les propos de Johnson incitent évidemment à la réflexion. Il est sûr que John Ford n’invente pas de personnages, mais Johnson oublie que le cinéaste les met en scène.
Derrière un texte, il y a une phase de création qui semble totalement échapper au scénariste. On pourrait reprendre l’exemple de la séquence d’introduction du film décrite précédemment (Tom Joad marchant vers un carrefour),mais il faut également évoquer ces plans rapprochés sur les visages des protagonistes qui permettent à Ford de montrer toute la détresse humaine. Détresse qu’il oppose à l’opulence des citadins en utilisant la profondeur de champ : ainsi cette scène dans la station essence qui voit Pa Joad demander une miche de pain tandis qu’en arrière plan les badauds l’observent avec incrédulité ! Il faut aussi mentionner ces plans larges qui montrent l’espace dans lequel se déplace la famille Joad mettant ainsi en exergue la difficulté de leur tâche. Des plans dessinant l’immensité et l’âpreté de l’Ouest américain, des plans à la beauté infinie et sublimée par la superbe photographie de Gregg Toland (qui signera un an plus tard celle de Citizen Kane).
Citons enfin ces quelques travellings dans les camps de réfugiés et en particulier celui qui place la caméra en regard subjectif sur le camion des Joad. L’objectif à large focale avance avec lenteur au cœur d’une marée humaine et nous permet d’en saisir chaque détail. Ici, Ford a une approche quasi-documentariste qui nous plonge sans la moindre emphase au cœur de la misère. Après ce plan, le regard des Joad se pose sur celui des enfants du camp et, à travers quelques portraits, Ford dresse un tableau sensible et bouleversant de cette Amérique délaissée par le système. Chez John Ford, il faut lutter pour vivre. L’American dream n’existe pas.