… and everywhere
Épuisés et meurtris dans leur chair, les fermiers survivent avec comme seul leitmotiv l’espoir. Pourtant, arrivés à destination, ils sont parqués dans des camps, comme le furent les Indiens. Ils vivent dans des bidonvilles où la Vie a semble t-elle quitté Terre. L’arrivée du camion des Joad dans le bidonville est un célèbre passage : le point de vue adopté par Ford est celui du véhicule afin de désacraliser l’action de toute empathie, et d'établir un glaçant constat. La population ressemble à une marée de misère humaine, ballotée entre une blessure qui saigne abondamment, et un avenir enchaîné par les grandes compagnies de culture industrielle. L’Amérique est hantée par les fantômes du passé qui ruminent leur tristesse et leur honte de voir leurs terres délabrées, laissées pour mortes. Le moindre coup de vent rappelle combien le vide fut, jadis, perçu comme un modèle de liberté et d’utopie.
La latéralité du film, due à la migration de ces populations, génère une énergie qui semble ne jamais s’épuiser, bien qu' en proie, toujours, à la frustrante intervention des autorités. La privation de liberté et l’antagonique affrontement sont parfaitement agencés par Ford lors d’un flashback. Là encore, la maison des Muley permet de comprendre l’objectif stylistique et narratif de John Ford : la maison est ravagée par un énorme tracteur Caterpillar tel un vulgaire amas de bois, à peine assez solide pour supporter la charge du monstre de métal. La question de l’habitat du plan devient une problématique tenace du film, puisque Les raisins de la colère est l’expérience d’une fuite concédée par la faiblesse et la démunition.
La signature filmique contamine la mise en scène de John Ford, pour y prélever une cohérente économie de dispositif, ancrée dans une sécheresse cinématographique. Les contrastes de teintes, le rythme monocorde des travellings ou les plans longs, les nuances de gris, le partage éphémère et arbitraire des zones d’ombres dans le cadre, nimbent le film d’un halo noirâtre qui coagule la perte de cette terre, en la menant vers son abstraction quasi-totale. Dès lors, comment exister sans un repère originel ? La cohérence du noir et blanc insuffle un étouffement sybillin, ponctué de laideurs graphiques et plastiques puissantes.
Les éclairages de John Ford dissèquent des personnages au visage clivé : une partie dans l’obscurité, une partie dans la frêle lumière. Les personnages sont amputés de la moitié de leur être, car la contamination holiste qui lie le monde à ses habitants est prépondérante. C’est un signe de fierté et d’estime. Le rapport fusionnel avec leur sol est mort. Ils ne sont spéciaux que s’ils vivent ou meurent sur leur terre, que si leur sang irrigue leur sol. L’idée que la terre était matrice de tout, de la naissance, de l’élevage, de la concorde entre les fermiers a disparu.
Il est assez symptomatique que les fermiers soient de plain-pied ancrés dans la réalité terrienne du film, et que les personnes les expulsant soient en voiture, à proférer des menaces et des licenciements, de leur véhicule. Ils ne se mélangent pas, car la greffe ne prendrait pas. Ils participent à briser l’Unité qui unit les familles et la structure clanique des habitants des plaines américaines. Ainsi, la notion d’origine devient une impalpable quête philosophique. Arraché des bras de sa mère nourricière, le monde devient un élégiaque récit d’initiation, dans lequel la mort et la perte de l’innocence engendrent de fécondes digressions ou régressions.
Sauf que le film s’émancipe de la misère filmée, par un achèvement spirituel et prophétique, celui de Tom. L’homme est converti par la gravité de la situation et promet de devenir un rédempteur. Il devient la personnification mystique du leader et du pouvoir de contestation, de manifestation. Il proclame, à la fin du film, un plaidoyer formidable. Devenant trop dangereux pour sa famille, il est contraint de fuir et de l'abandonner. La vie de Tom devient un sacrifice. Le choc générationnel, l’érosion et la nostalgie des traditionnelles valeurs familiales et sociales des Etats-Unis, ont enfanté la prophétisation d’un homme qui ne doit son seul salut qu’à sa digne et courageuse mère… nourricière…
Christophe Chemin
*
*
Bon...Il raconte tout MAIS intelligemment - ce qui le sauve...de la guillotine