III - Le néo-réalisme : des images qui laissent sans réaction
Au lieu de représenter un réel déjà déchiffré, le néo-réalisme visait ainsi un réel à déchiffrer, toujours ambigu ; c'est pourquoi le plan-séquence tendait à remplacer le montage des représentations. Le néo-réalisme inventait donc un nouveau type d'image que Bazin proposait d'appeler l'"image-fait".
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Cette thèse de Bazin était infiniment plus riche que celle qu'il combattait, et montrait que le néo-réalisme ne se limitait pas au contenu de ses premières manifestations Mais les deux thèses avaient en commun de poser le problème au niveau de la réalité : le néo-réalisme produisait un "plus de réalité", formel ou matériel. Deleuze ne croit pas que le problème se pose au niveau du réel, forme ou contenu, mais plutôt au niveau du mental, en terme de pensée.La nouveauté de ce type de plan- séquence réside plutôt dans le fait que cette image empêche la perception de se prolonger en action pour la mettre en rapport avec la pensée.
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Quand Zavattini définit le néo-réalisme comme un art de la rencontre, rencontres fragmentaires, éphémères, hachées,ratées,que veut-il dire? C'est vrai des rencontres de Païsa de Rossellini ou du Voleur de bicyclette de De Sica. Et dans Umberto D, De Sica construit la séquence célèbre que Bazin citait en exemple :la jeune bonne entrant dans la cuisine le matin faisant une série de gestes machinaux et las, nettoyant un peu, chassant les fourmis d'un jet d'eau, prenant le moulin à café, fermant la porte du de la pointe du pied tendu. Et ses yeux croisent son ventre de femme enceinte, c'est comme si naissait toute la misère du monde.
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Voilà que, dans une situation ordinaire ou quotidienne, au cours d'une série de gestes insignifiants, mais obéissant d'autant plus à des schémas sensori-moteurs simples, ce qui a surgit tout d'un coup, c'est une situation optique pure pour laquelle la petite bonne n'a pas de réponse ou de réaction. Les yeux, le ventre, c'est cela une rencontre. Bien sûr, les rencontres peuvent prendre des formes très différentes atteindre à l'exceptionnel, mais elles gardent la même formule. Soit la grande tétralogie de Rossellini, qui, loin de marquer un abandon du néo-réalisme, le porte au contraire à sa perfection.
Allemagne année zéro présente un enfant qui voit un pays devenu étranger et qui meurt de ce qu'il voit Stromboli met en scène une étrangère qui va avoir une révélation sur l'île d'autant plus profonde qu'elle ne dispose d'aucune réaction pour atténuer ou compenser la violence de ce qu'elle voit, l'intensité et l'énormité de la pêche au thon ("c'était horrible..."), la puissance du volcan ("je suis finie, j'ai peur, quel mystère, quelle beauté, mon Dieu"). Europe 51 montre une bourgeoise qui, à partir de la mort de son enfant, traverse des espaces quelconques et fait l'expérience des grands ensembles, du bidonville et de l'usine ("j'ai cru voir des condamnés").
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Ses regards abandonnent la fonction pratique d'une maîtresse de maison qui rangerait les choses et les êtres, pour passer par tous les états d'une vision intérieure, affliction, compassion, amour, bonheur, acceptation jusque dans l'hôpital psychiatrique où on l'enferme à l'issue d'un nouveau procès de Jeanne d'Arc : elle voit, elle a appris à voir. Voyage en Italie accompagne une touriste atteinte en plein cœur par le simple déroulement d'images ou de clichés visuels dans lesquels elle découvre quelque chose d'insupportable. c'est un cinéma de voyant, non plus d'action.