Critique et analyse d'ABUS DE CINé(2)
Les techniques et médias utilisés
« Un film sur les possibilités de la vie, pour moi, c’est aussi forcément un film sur les possibilités du cinéma », a dit Tom Tykwer dans une interview sur son film. Le réalisateur a donc opté pour une utilisation multiple de techniques cinématographiques. Lola rennt se construit autour de quatre axes principaux à la fois techniques et artistiques : la vidéo, la photographie, l’animation et bien sûr le cinéma, que l’on pourra également décliner en plusieurs composantes. Chaque média possède sa fonction et sa signification dans le film de Tykwer, à travers un jeu d’utilisation tantôt classique, tantôt novateur.
Le cinéma décrit toutes les scènes impliquant l’un des deux personnages principaux : Lola et Manni. Toutes les séquences n’ayant pas de lien direct avec eux sont filmées en vidéo. Cette différenciation, que l’on ne perçoit parfois qu’inconsciemment, appuie le fait que le sort de Manni est bel et bien lié à celui de Lola, et que le couple forme, en vérité, LE personnage principal du film. Pour eux, le monde sans leur présence est virtuel, artificiel, voire irréel : la résolution vidéo, qui produit cet aspect granuleux à l’image, crée cette impression.
L’utilisation de la photographie est elle aussi motivée par une recherche de virtuel. Elle décrit tout ce qui est de l’ordre du futur, ou plutôt du possible. Le film, par l’intermédiaire de Lola, croise trois personnages apparemment très secondaires (Doris, la femme avec la poussette, Mike, le voleur de vélo et Mme Jäger, l’employé de banque) dont Tykwer nous donne le destin, différent dans chaque partie du triptyque. Le réalisateur s’en sert comme élément supplémentaire pour affirmer son point de vue : tout est possible dans le futur. Le destin de ces personnages est ainsi donné par une succession rapide d’images-clés fixes, soutenues par un son d’appareil photo et de flashs. Ces photographies représentent les images mentales (d’où l’absence de mouvement) que n’importe qui pourrait concevoir en tentant d’imaginer le futur de tel ou tel personnage. Il s’agit donc de flashes d’anticipation conditionnelle, mis en parallèle avec le parcours de Lola, afin d’appuyer le propos du film.
La technique d’animation a une utilité plus complexe. Elle intervient dans le premier générique du film ainsi qu’au début de chaque partie composant le triptyque. Tykwer l’a probablement choisie à la fois pour ses possibilités techniques (la séquence des escaliers aurait été impossible à tourner telle quelle dans la réalité) et esthétiques. L’animation permet tout d’abord de contaminer le reste du film de certains motifs: la spirale (à la fois dans le tunnel où Lola court durant le générique et dans les escaliers), la complémentarité des couleurs rouge et vert, le temps (horloge, balancier). C’est aussi le point de départ de l’action puisque c’est dans la scène animée de l’escalier qu’intervient le premier obstacle de Lola : le garçon et son chien. Selon ce qui lui arrive à cet instant, Lola possède un retard plus ou moins important qui, même s’il est de l’ordre de quelques secondes seulement, va déterminer les actions qui suivront, ainsi que ses choix. C’est en tout cas le premier élément changeant dans chaque version (les obstacles du vol du scooter et de la perte du sac, dans le flash-back, étant inchangés, on les considérera comme non déterminants). Le dessin animé crée donc un point de départ essentiel dont dépend toute la suite : elle est la transcription graphique de l’effet papillon, et en même temps une sorte de messager du destin.
L’utilisation "classique" du cinéma peut être découpée en plusieurs éléments de significations différentes. Le noir & blanc transcrit de manière traditionnelle le flash-back mais il est intéressant de noter que seuls les flash-back que racontent Manni et Lola sont montrés ainsi. Les séquences de transition entre les différentes parties sont, elles, filmées avec une lumière rouge qui inonde l’image. Cette distinction nous fait entrer dans l’inconscient de Lola. C’est par ailleurs les seules séquences calmes où la caméra est totalement spectatrice. Cette couleur rouge et le silence présent dans les deux séquences ainsi filmées créent une sorte de zone de "coma", qui se situe entre la vie et la mort. Elles sont le reflet de la devise du personnage de Lola : « je refais le monde selon mes désirs ». Ces scènes détaillent la volonté de Lola de contrôler son destin et celui de Manni, et ainsi de combattre la spirale et les photographies du générique. C’est aussi un peu la métaphore du "réalisateur dieu" qui décide du sort du film et de ses personnages, l’éclairage rouge de ces scènes rappelant d’ailleurs celui des laboratoires où le photographe révèle son œuvre.
Enfin, il y a la séquence pré-générique qui, même si elle n’est liée ni à Lola ni à Manni, utilise le média cinématographique. Ce prologue a pour but de lancer le caractère philosophique du film et de donner le ton à la narration, entre réalité et irréalité. Il permet aussi de tromper le spectateur puisqu’il met en évidence des personnages que l’on peut imaginer essentiels et qui s’avèreront être secondaires. Cela a pour effet de mettre en avant la coexistence de la foule et de l’individu, et de montrer que le film aurait pu parler de n’importe quel individu, chacun étant aussi intéressant qu’un autre (propos repris par les flashes d’anticipation conditionnelle dont nous avons parlés précédemment).