Critique de Marie Bigorie (12 septembre 2006) 2
Dans cet univers irréel, presque mythique se meuvent des êtres de toutes nationalités et les langues se délient. Un visage attire l’attention, celui de Gene Tierney qui, les yeux mi-clos, prononce ces mots : « On sent planer l’esprit du mal. »Caricaturaux, pittoresques mais troubles, les personnages de Sternberg jouent sur leur ambiguïté, sont comme absents à eux-mêmes comme dans le très beau plan d’une Poppy soudainement volatilisée au milieu des dragons chinois du Nouvel An.Parmi ces êtres, il y a Omar le poète persan qui se dit Docteur – mais en quoi ? en rien ! – le Chinois aux regards lourds de sous-entendus, Dixie Pomeroy la chorus girl à la langue bien pendue et à l’insolente blondeur, le barman russe, le milliardaire anglais Sir Guy Charteris.
Aux questions « Qui êtes-vous ? » « D’où venez-vous ? », Sternberg n’apporte pas de réponses.Car ce n’est pas tant l’identité de ses personnages, leurs caractéristiques propres, la logique de leurs motivations c’est-à-dire leur psychologie qui intéressent Sternberg, mais plutôt la lente dépravation, le progressif dépouillement jusqu’au vide, jusqu’à l’inanité,filmés par le cinéaste à travers un voile de fumée et les effluves de cigarettes En d’autres termes, leur capacité à être pantin,pure marionnette, seule enveloppe corporelle vivante, matière qui se meut sur la scène de ce théâtre. Rongée par l’alcool, le jeu et la jalousie, la jeune Poppy ne sera plus qu’une puppet.
Comme le lui dit ironiquement Mother Gin Sling, l’argent n’est-il rien d’autre qu’une matière, qu’un coupon de papier ? Et il s’agit bien de matière, d’étoffe et de stuc chez Sternberg. Véritable architecte de l’âme, le cinéaste peint les visages et colore le noir et blanc par les jeux d’ombre et de lumière.L’apparente simplicité de l’intrigue masque l’habileté et le raffinement dans le traitement elliptique du drame ou dans le choix d’indices (un verre renversé, la tête d’une figurine brisée, un regard de biais) annonciateurs du coup de théâtre final.The Shanghai Gesture vaut pour la somptuosité des costumes et des décors.