La relation entre Baptiste et Garance est fascinante. C’est la chronique de l’amour fou que ressent Baptiste pour Garance, lui qui est aimé par Maria Casarès avec qui il finira par se marier, mais qui gardera à jamais en lui cette lueur d’un amour sans issue. C'est l'occasion de beaux échanges entre les deux. Baptiste, lorsqu'il est pour la première fois avec Garance, lui dit : « Je tremble parce que je suis heureux et je suis heureux parce que vous êtes là tout près de moi. Je vous aime et vous Garance, m'aimez-vous ? » ; Garance objecte qu'il parle « comme un enfant, c'est dans les livres qu'on aime comme ça, et dans les rêves, mais pas dans la vie ! » Un peu plus tard elle sera plus explicite : « Je vous en prie Baptiste, ne soyez pas si grave, vous me glacez. Il ne faut pas m'en vouloir mais je ne suis pas... comme vous rêvez. Il faut me comprendre, je suis simple, tellement simple. Je suis comme je suis, j'aime plaire à qui me plaît, c'est tout. Et quand j'ai envie de dire oui, je ne sais pas dire non. »
Baptiste, quelques instants plus tôt, lui avait fait cette confidence qui est à la base d'une des thématiques "prévertienne" et "carnésienne" puisqu'on la retrouve par exemple dans Juliette ou la clé des songes: « Quand j'étais malheureux, je dormais, je rêvais mais les gens n'aiment pas qu'on rêve. Alors ils vous cognent dessus histoire de vous réveiller un peu. Heureusement j'avais le sommeil plus dur que leurs coups et je leur échappais en dormant. Oui je rêvais, j'espérais, j'attendais. » Notons le parallèle évident avec cet autre grand film sur l'amour fou qu’est Peter Ibbetson de Henry Hattaway. Dans ce film, le héros rencontre en songe son amour et il finira par préférer vivre dans ce rêve et donc renoncer à la vie, tout comme le personnage de Michel joué par Gérard Philipe dans Juliette ou la clé des songes réalisé par Carné en 1950. Comme l'écrit Danièle Gasiglia-Laster dans un numéro de CinémAction : « Baptiste qui respecte Garance ne la comprend pas et ne devine pas ce qu'elle attend de lui. Il l'imagine conforme aux stéréotypes de la femme idéale, complique les choses, alors que la jeune femme, elle le dit elle-même, est simple"
Ainsi la première fois où il pourrait passer la nuit avec elle, il fuit. Mais Baptiste, obnubilé par cet amour d'autant plus qu'il fait tout pour le rendre inaccessible, ne se rend pas compte qu'auprès de lui se trouve Nathalie (Maria Casarès) qui est l'incarnation de la jeune fille simple et pure (certains diront transparente) que l'on retrouve dans beaucoup de films de Carné. Nathalie, dont l'amour est si pur et en lequel elle place toute sa confiance, comme elle le dira lorsqu'elle aura surpris Baptiste et Garance ensemble : « Ce n'est pas seulement parce que je suis jalouse mais j'ai tellement confiance. Oui je suis tellement certaine que Baptiste et moi nous sommes faits pour vivre ensemble tous les deux. » C'est Nathalie qui voit la métamorphose de Baptiste lorsque celui-ci a rencontré Garance : « Qu'est-ce que tu as Baptiste ?... Tu as quelque chose ! Tu es beau... Tu le sais bien que tu es beau puisque tu es beau mais aujourd'hui tu es plus beau que tous les autres jours. » Elle dira aussi cette belle autre phrase : « Mais je me moque moi que tu m'aimes bien, ce que je veux c'est que tu m'aimes. » L'histoire retiendra que c'est Marie Déa, la Anne des Visiteurs du soir, qui devait jouer Nathalie mais celle-ci avait déjà un engagement au théâtre.
C'est un fait que la plupart des critiques qui ont disserté sur ce film oublient systématiquement (ou le minimise) ce personnage de Nathalie. Maria Casarès, pour son premier rôle à l'écran, est bouleversante dans les quelques scènes que lui a écrites Prévert. Comme celle de la fin, où elle surprend à nouveau Baptiste avec Garance, qui se revoient pour la première fois depuis leurs mariages respectifs, et où elle apostrophe sa concurrente : « Vous partez, on vous regrette. Le temps travaille pour vous et vous revenez, tête nouvelle embellie par le souvenir... Mais rester et vivre avec un seul être, partager avec lui la petite vie de tous les jours, c'est autre chose. » Puis elle demande des explications à Baptiste qui ne peut lui répondre : « Mais tu dis tout de même beaucoup de choses en te taisant, et ces choses je les comprends. » La scène se termine sur Garance fuyant, poursuivie par Baptiste, Nathalie lui hurlant dans un cri déchirant « Et moi Baptiste, et moi ? »
Notons que cette scène ne figurait pas dans le scénario original et, selon son biographe Yves Courrière, Prévert fut inspiré par la fin de sa liaison avec la jeune Claudie Carter. Si certains ont vu dans ce personnage l'incarnation de la femme au foyer qui emprisonne son rêveur de mari, c’est une erreur. Garance et Nathalie sont deux incarnations de l'amour romantique. L'une est idéalisée par Baptiste ; l'autre, confiante et sûre d'elle, réaliste, incomprise dans son malheur. Le fait que ce soit Garance qui soit idéalisée est ironique, car elle est au contraire le personnage le plus libéré et le plus émancipé des Enfants du Paradis. Garance ne porte pas de masques, elle est comme elle est. Elle ne triche pas comme Lacenaire, elle est « la femme qui se fout de tout, qui rit quand elle a envie de rire, qui ne se laisse pas diriger par les pensées des autres » comme Arletty l'explique à Edward Turk en 1979.
Bien sûr, Prévert s'est inspiré de la vie de l’actrice et de son caractère : « Je refuse qu'on m'impose des idées. Je suis indépendante et je prends les risques de l'indépendance » dira-t-elle lors de cette même interview. Arletty est la preuve qu'il est bien difficile d'être simplement comme on est car" la société enferme parfois les individus dans des rôles dont ils ne veulent pas », comme l'écrit Danièle Gasiglia-Laster. On pense alors à cet amour trouble d'Arletty avec un officier nazi qui lui vaudra une arrestation à la fin du tournage et un placement en résidence surveillée durant dix-huit mois. L’actrice raconte, dans l'un des bonus du DVD, qu'elle conserve un bon souvenir de son séjour à La Houssaye en Seine-et-Marne grâce aux livres et à la nature du lieu : « Il y avait des couchers de soleil merveilleux. » Elle y sera toujours lorsque le film sortira sur les écrans. Elle raconte dans la biographie que lui consacre Denis Demonpion qu'on l'avait seulement autorisée à sortir pour faire un raccord son à l'automne 1944. Et c'est au moment où cette femme admirable de quarante-cinq ans est au sommet de sa gloire qu'elle est poussée dehors (par des "jaloux" dira Michel Simon dans l'un des bonus) et qu'elle ne tournera plus qu'épisodiquement.